Le bal de la Mère des Compagnons Étrangers tailleurs de pierre en 1861

Par Jean-Michel Mathonière

Le hasard d’un retard de rendez-vous à Paris il y a quelques jours m’a permis de dénicher une gravure ancienne que je ne connaissais pas, relative au compagnonnage. Elle représente selon sa légende un bal de la Mère des compagnons tailleurs de pierre, sans plus de précisions quant à la date ou au lieu. S’agissant d’une gravure découpée dans un journal du XIXe siècle, il m’a fallu un peu de patience et d’ingéniosité pour remonter à la source. Cette gravure provient du n° 46 (19 novembre 1861) de L’Illustrateur des dames, journal des soirées de famille.[1] Pour l’anecdote, c’est le texte figurant au dos qui m’a permis de remonter la piste : il y est question de mode féminine et de festivités parisiennes, et notamment d’une madame Gauguin couturière rue de la Chaussée d’Antin, mère du célèbre peintre Paul Gauguin et fille d’une autre personnalité, Flora Tristan !


© Cliché Jean-Michel Mathonière, DR.

Ce bal des Compagnons Étrangers tailleurs de pierre s’est déroulé pour la Toussaint 1861 et il se trouve avoir été longuement évoqué dans un texte peu connu d’Agricol Perdiguier, publié une première fois dans le journal Le Siècle en janvier 1862[2]. C’est un texte qui contient de nombreuses informations et il m’a par conséquent paru intéressant de le reproduire intégralement ici, accompagné de quelques notes et avec une illustration complémentaire en étroit rapport avec les propos de Perdiguier.

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LES FÊTES PATRONALES DANS LE COMPAGNONNAGE
Tailleurs de pierre et autres corps
par Agricol Perdiguier

Qui ne se rappelle les luttes terribles du compagnonnage ? Ces luttes ont pris fin, Dieu en soit loué ! et cette association, remise à neuf, est appelée à rendre les plus grands services à la classe travailleuse.

À Paris, comme en province, chaque association de compagnonnage célèbre sa fête, donne son bal, et là se manifestent partout des sentiments d’union et de fraternité. Parmi ces corps, citons les chamoiseurs, les boulangers, les couvreurs, les tisseurs, les charpentiers, les cordonniers, les sabotiers, les tailleurs de pierre. L’une de ces fêtes les plus imposantes, les plus remarquables, les plus significatives, est celle des compagnons étrangers, qui a été célébrée le jour de la Toussaint 1861, dans le vaste établissement Ragache, à Vaugirard[3].

Au banquet n’assistaient que les membres de la corporation, plus quelques amis intimes. La Mère, madame Berri, occupait la place d’honneur. Comme l’année précédente, elle a ouvert le chant par les couplets que lui a fournis M. Escolle[4] et qui plaisent tant à ses enfants. Les chants se sont succédé ; il y a eu de l’entrain.

Vers les neuf heures, l’on a vu arriver la masse des invités : c’étaient des compagnons de tous les devoirs, dans une belle tenue ; c’étaient des dames, des demoiselles magnifiquement parées, avec un air de convenance et d’honnêteté. Le bal s’est ouvert ; rien de plus gai et de plus imposant tout à la fois.

Les directeurs de la fête ont distribué des immortelles aux adeptes de tous les devoirs.

À minuit sonné l’on a parlé de la chaîne-d’union[5] : la danse a été suspendue, la masse des compagnons a envahi la salle. Voilà les tailleurs de pierre étrangers portant leurs couleurs en sautoir ; voilà les tailleurs de pierre passants, les couvreurs les portant à leurs chapeaux ; voilà les bons-drilles, n’ayant pas jugé à propos de déposer leurs couvre-chefs au vestiaire, les portant en écharpe et s’en décorant la poitrine ; voilà les menuisiers, les serruriers, les chamoiseurs, les tisseurs, les cordonniers, les sabotiers, les boulangers, les tonneliers, d’autres corps encore, les portant attachées près du cœur et les faisant flotter à leur côté gauche. Là brillaient le rouge, le bleu, le vert, le blanc, le jaune, le lilas, toutes les nuances, et l’effet en était magnifique.

Tous ces vieux ennemis, devenus frères, se prêtant leurs rubans, s’aidant à les attacher avec grâce, c’était un spectacle étrange et consolant ; j’en ai pleuré de joie ! Les enfants de Salomon, de maître Jacques, de maître Soubise se sont pris par la main, ont formé l’immense ellipse, touchant autant que possible à toutes les extrémités de la salle. Une seule femme figurait à cette chaîne symbolique : c’était la Mère, portant l’écharpe blanche ornée de l’équerre et du compas d’or. Au centre s’est placé Joli-Cœur-de-Salernes ; il a fait entendre, sans prétention, et l’effet en a été d’autant meilleur, un chant de circonstance, sorte de ronde de sa composition, dont voici un couplet :

Le temps n’est plus du brutal fanatisme ;
Les compagnons s’aiment tous désormais ;
Car la raison a vaincu l’égoïsme ;
L’on n’entend plus que des chansons de paix.
Ne rêvons plus que ce qui nous honore ;
La guerre, amis, n’appartient qu’aux soldats.
Dansons, dansons jusqu’à l’aurore,
Compagnons de tous les états.

Et les couleurs de s’agiter, et tous les compagnons d’applaudir et de crier bravo !

Un autre compagnon de la même société, La Réjouissance-de-Grenoble, dont la voix est agréable, a fait entendre un chant en l’honneur du travail. Un enfant de maître Jacques, un blancher-chamoiseur, Beauceron-va-de-bon-Cœur, qui s’était fait entendre voilà une année à pareille époque, a dû nous redire, de sa voix de stentor, la dernière chanson que Vendôme-la-clef-des-cœurs[6] nous laissa en quittant la vie, et ce refrain :

Ah ! qu’ils sont fous sur terre
De se faire la guerre,
Tandis qu’ici chacun se traite en frère,

a produit, comme toujours, un effet magique. Que de bravos ! que de transports d’allégresse ! La chaîne symbolique s’est mise en mouvement, s’est agitée en tournant, a formé une immense ronde, et la musique lui envoyait ses notes les plus sympathiques. Les mains se pressaient, les yeux rayonnaient, les cœurs battaient avec force. Un éclatant vivat a terminé cette cérémonie d’une si haute portée.

Après la ronde, les quadrilles, les valses, les polkas, les schotichs[7], ont recommencé, et la masse des hommes et des dames de prendre une autre physionomie, de se livrer aux joies d’une autre sorte, sans oublier jamais le sévère respect et les plus rigoureuses convenances. Bien de plus honnête, de plus digne, de plus intéressant que ces bals-là ; les sages mêmes doivent les étudier.

On dansait ici, on chantait dans la salle voisine. Plus la nuit avançait, plus la sympathie était vive dans cette multitude de compagnons, de toutes fondations et de tous métiers. La Mère était là : robe blanche, écharpe sur la poitrine, couronne de fleurs sur la tête, taille imposante, bonne physionomie. C’était comme une reine aimée au milieu de son peuple. On lui demande la chanson qu’elle sait si bien dire ; elle ne se fait pas trop prier, elle chante. Cinq ou six cents compagnons la regardaient dans le ravissement : c’était comme une adoration. Toutes les voix répétaient le refrain. Nous voici au dernier couplet :

Si jamais de notre France
Le sort était compromis,
Mes fils auraient la puissance
De chasser les ennemis.
Qui se ferait cantinière ?
Qui porterait le bidon ?
C’est la Mère, c’est la Mère,
La Mère des compagnons.

On applaudit ; on fait répéter le couplet, on applaudit de nouveau... on crie vive la Mère ! vive le Père ! vivent tous les compagnons ! vivent tous les honnêtes gens ! C’était un enthousiasme indescriptible. Chacun se disait : « Non, non, jamais je n’ai été si heureux ! »

À tous les étages, dans toutes les pièces régnait une vertueuse animation. On se sépare vers six heures du matin en se disant : « À l’année prochaine ! »

Après la fête des tailleurs de pierre est venue celle des charrons, celle des tanneurs, celle des maréchaux, et partout on a remarqué du nombre, de l’ensemble et de l’éclat. Ce qui semblait mort et laissait un vide se relève imprégné d’un nouvel esprit, enrichi d’un cœur plus sympathique, et justice lui sera rendue.

Oui, de la fraternité, de la joie ! mais aussi du travail ! des œuvres d’art ! Soyons puissants par la théorie et la pratique, faisons progresser nos métiers, et que la France nous bénisse.

Travaillons, produisons, excitons à bien, rapprochons-nous, unissons-nous ; mais, songez-y, pour atteindre ce dernier résultat, rien de tel que les fêtes bien ordonnées.

Les fêtes rapprochent les hommes, les font se connaître, s’apprécier, s’aimer, et servent au progrès, à l’unité du compagnonnage ; elles doivent être encouragées. Mais après les fêtes particulières à chaque corps de métier doivent venir les fêtes générales, embrassant un vaste ensemble. Je sais ce qui s’est passé de fraternel dans les villes de Vienne, Nantes, Angers, Saint-Jean-d’Angély, le Mans, et j’applaudis ; mais poussons plus loin : voici ma proposition, et c’est aux compagnons de toute la France que je parle.

Au milieu d’un champ, dans un aimable paysage, sous un doux rayon de soleil, dressons l’autel de la fraternité, servant de piédestal aux bustes de Salomon, maitre Jacques, maitre Soubise, et, au-dessus d’eux tous, plaçons l’image du Dieu de l’univers, le Père de tous les hommes. Que les compagnons de tous les métiers, avertis, convoqués, en ayant délibéré, arrivent en colonnes, ornés de rubans, portant des rameaux dans les mains, précédés de leurs chefs, de leurs couleurs, les bannières déployées, sur lesquelles on pourra lire les noms de chaque corporation et des devises fraternelles. Qu’avec les jeunes compagnons soient les vieillards ; que les affiliés, que les aspirants, que les apprentis prennent part à ce grand mouvement. Que l’autel de la fraternité soit entouré par les foules ; qu’un grand silence s’établisse ; que des paroles généreuses, divines s’il se peut, aillent frapper à toutes les oreilles, s’imprimer dans tous les cerveaux ; que des chœurs, organisés, exercés, préparés d’avance, chantent l’union, la concorde, le dévouement, tout ce qui est grand, tout ce qui est bon, et que nos chauds élans s’élèvent jusqu’au ciel ; que l’harmonie des voix et des instruments mette toutes les âmes, tous les cœurs, tous les esprits à l’unisson. Il faut des serrements de main, d’ardentes embrassades, et que tous les enfants de Dieu soient frères devant Dieu.[8]


La Réconciliation de 1848. Lithographie publiée par Agricol Perdiguier en 1862.

Faut-il que notre accolade sous la voûte du ciel se trouve suivie d’une modeste collation ? soit. Faut-il que nos femmes, nos fils, nos filles, nos parents, nos dévoués amis viennent s’unir à nous dans un bal champêtre ? soit. Oui, oui, cimentons l’union, et que tous ceux qui portent un cœur généreux se réjouissent de notre bonheur.

Qui eût pu croire, il y a seulement cinq ou six ans, à ce qui a eu lieu le 1er novembre 1861 à la barrière de Sèvres ? qui prévoyait que toutes les couleurs, que tous les drapeaux se mêleraient, que les passants et les étrangers s’embrasseraient, que le devoir et le devoir de liberté se presseraient la main, que le bâtiment et la panification ne feraient qu’un ? C’est une vérité qui a tout l’air d’une fable. Quel grand pas vient d’être fait ! Et cependant il ne faut point s’arrêter ; avançons, franchissons de nouvelles étapes ; arrivons à la grande halte où je vous donne rendez-vous.

Compagnons de la France, ce n’est pas d’un rêve qu’il s’agit ici, mais d’une réalité pratique. Pensez-y, pensez-y sans cesse.

Agricol Perdiguier


[1]. La gravure ayant été découpée, il s’agit là d’un numéro et d’une date de parution calculés à partir de l’indication figurant en fin de légende : « voir page 728, colonne 2 ». Il ne m’a pour l’instant pas été possible de consulter ce numéro et de voir ce que le texte disait de la manifestation.

[2]. Agricol Perdiguier, « Les Fêtes patronales dans le compagnonnage : tailleurs de pierre et autres corps » in journal Le Siècle, 7 janvier 1862, n° 2758, pp. 2-3. Texte repris dans : Agricol Perdiguier, Les fêtes patronales dans le Compagnonnage et autres articles sur le travail et les chefs-d’œuvre de la même association…, Paris, l’auteur, 1862, 15 p. ; ainsi que dans : Émile Loubens, Recueil alphabétique de citations morales ou encyclopédie morale, 5e édition, Librairie Charles Delagrave, Paris, 1867, pp. 73-75 (dans l’entrée Associations).

[3]. L’établissement de Monsieur Ragache se situait au 53 rue de Sèvres.

[4]. Frédéric Escolle (1815-1902), dit Joli-Cœur de Salernes, compagnon Étranger tailleur de pierre. Poète et chansonnier, pacifiste et adepte de la première heure des projets de réforme du compagnonnage d’Agricol Perdiguier (voir Le Livre du Compagnonnage, 2e édition, 1841). Voir notice biographique sur www.compagnons.info.

[5]. On notera que Perdiguier emploie ici le terme de « chaîne d’union », aujourd’hui spécifique au rite maçonnique, et non celui de « chaîne d’alliance », que les compagnons emploient depuis longtemps pour se distinguer formellement de la franc-maçonnerie. Mais, à l’origine, le rite compagnonnique est bel et bien emprunté à cette dernière.

[6]. Ami de Perdiguier  et réformateur du Devoir des compagnons blanchers-chamoiseurs, Jean-François Piron (1796-1841) fut l'un des plus grands auteurs de chansons compagnonniques du XIXe siècle. Cf. Laurent Bastard, « Jean-François Piron dit “Vendôme la Clef des Cœurs” », Fragments d’histoire du Compagnonnage, volume 2, Musée du Compagnonnage, Tours, 1999.

[7]. La scottish est une danse de bal et de salon qui se danse en couple, de mesure binaire (2/4), sans rapport avec l'Écosse. Elle est introduite en Grande-Bretagne en 1848 sous le nom de German polka et apparaît dans les salons parisiens deux ans plus tard sous le nom de shottish. Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, elle est renommée scottish du fait des forts sentiments anti-allemands (source Wikipedia).

[8]. Le tableau idyllique que dresse ici Perdiguier est un rappel de l’événement, sans lendemain, qui s’était produit le 21 mars 1848, à Paris : une grande fête de la fraternité compagnonnique à laquelle participèrent plus de dix mille compagnons de tous corps et Devoirs, chantant la Marseillaise compagnonnique de Escolle tout au long du cortège, de l’actuelle place des Vosges au Champ-de-Mars. Voir la lithographie éditée par Perdiguier l’année suivant cet article, en 1862, La réconciliation de 1848.

L'homme pense parce qu'il a une main. Anaxagore (500-428 av. J.-C.)