Stonehenge, Carnac ou Callanich... Tu marches auprès des cercles de pierres, les mains serrées dans ce ciré intemporel récupéré dans la vieille grange, juste au-dessus du Solex et de la Simca 1000. Couloir du temps ! C'est l'hiver. " La lande restera la même avec fougères et bruyères ". Les landes d'aujourd'hui sont celles de toujours, celles de Barbey d'Aurevilly, de Chateaubriand, de La Villemarqué ou d'Ossian. Tu lis " l'Ensorcelée ", " Pêcheurs d'Islande ", " le Barzaz Breiz " et tu écoutes la gwerz de Denez Prigent et " les menhirs " de Julien Clerc, paroles de Maurice Vallet.
" Quand les femmes attendent pour rien, quand le phare se jette au temps tu apprendras le goût du vent "
Sous le gant, tu serres les deux poings dans tes poches. Il fait froid sur le plateau qui monte jusqu'à la Croix des Veuves. Ricanement du vent et de la pluie qui fouette le roc incliné. " La côte gardera sa rage et le froid crachin son rire ". Tu erres dans les tempêtes et le temps qui passe et tu dessines autour des sentiers, des vieilles pierres et des dolmens, des espèces de cercles sacrés. Tu reviens toujours dans ces solitudes. Tu te bâtis, parmi les grands rochers, une âme de granit. " Et je t'oublie, et je t'oublie "
Tu te souviens de ce vers du poète Eugène Guillevic, "Les menhirs de Carnac sont autant de poèmes que le ciel et le vent cherchent à se dédier". Dans le bleu du ciel, au-dessus du sablier de la plage, les nuages déchirent les pierres grises et pâles et font voltiger l'écume du temps. La pluie gratte le sentier où s'enfuit la blanche hermine. " Tu retrouveras les plages, où mer et rochers s'aiment, les triste blockhaus y rêvent, il y fait froid. Et je t'oublie. " Ton cœur, " coquille vide ", n'est déjà plus qu'un ciel de neige qui retient ses flocons.
Du lointain de la mer, de Quiberon et de Belle-Ile, arrivent les chevaux du vent et des vagues qui abolissent les pages du calendrier. " Des goémons de nécropole " chantait Ferré dans " La mémoire et la mer "... " Des souvenirs amers, quand je passe et je t'oublie. " Tu es assailli par " cette bave des chevaux ras au ras des rocs qui se consument ". " A l'ombre fraîche des menhirs ", les sorcières de Macbeth te tendent des embuscades : " Demain, puis demain, puis demain glisse à petits pas jusqu'à la dernière syllabe du registre du temps... Life is but a walking shadow "... Tu te sens disparaitre, pulvérisé sous les embruns. Tu es encore friable, un petit masque de falaise en craie... " Des jours d'ennui et de temps trop lourds pour une vie de grande absence ".
Tu t'enfonces sous la coquille du ciré, " comme un bernard-l'ermite qui se souvient d'anciens palais ". Ta silhouette sinue, diminue, se tue dans les fougères et les bruyères... Après toi, d'autres promeneurs mélancoliques viendront aussi s'enfoncer dans le sentier.
Tu retournes vers le port comme un bateau ivre balloté par ces " flots abracadabrantesques ". Le vent arrière te redonne de l'allure, du frisson et du sang dans les veines : " tu t'inventeras des forces, tu t'achèteras des amours, tu t'habitueras aux autres ". Là-bas, sur le quai de Quiberon, de La Trinité, ou de Paimpol, le cycle de la vie recommence. Tu reposes pied à terre, tu sens que tu as faim, que tu as soif. Ta mémoire se recompose. Et tu te souviens d'une autre chanson de Ferré, " En Bretagne y'a toujours la crêperie d'à-côté et un marin qui t'file une bonne crêpe en ciment tellement il y a fourré des tonnes de sentiments ". Et tu rentres en courant dans la première crêperie, tu jettes le vieux ciré sur l'accroche-manteaux en bois brut. Le feu de la cheminée allume l'espace, la serveuse est avenante, elle vient du " Cabaret Vert " ou des " Prisons de Nantes. Tu commandes une bonne bolée de cidre brut et tu l'invites au fest-noz de ton ivresse. " Et je t'oublie, et je t'oublie... "