Henri Droguet parvient indéniablement à mener cette entreprise de (dé)figuration, tout d’abord par l’omniprésence de certains éléments naturels qui appartiennent depuis toujours à son univers d’écrivain – outre la mer omniprésente, il y a le vent dont les effets modifient sans cesse bien au-delà des paysages :
quiconque / on / quelqu’un / nous / tout un chacun
est aux prises en proie
au flux banalement définitif des jours
le chaotique écho l’éboulement
sonore et là-bas d’une queue d’orage
l’éolien déferlant respiratoire tumulte
du grand souffle hirsute et procréateur
De plus, il faut mentionner la pratique d’un vers (ir)régulier qui assure à la fois continuité (empruntant même parfois une métrique classique) et rupture, coupe et rebond diversement acrobatiques : « et sans fin ça dérêve et le vent / frisé vaque et s’ / affaire à l’escampette » ; « les neiges pâles palimp- / textes » ; « taquin désouffle au trou décreu / recreuse écholalique à l’homme » ; un travail sonore qui n’hésite pas à aller jusqu’à afficher d’apparentes maladresses : « les hiboux bouboulants » ou « à la toute fin / il n’aura plus plu » ; le recours fréquent aux néologismes (« temporéternelle », « cambouène », « miennitude », brouillonnement » ; « rongearde » ; « inempoignable ») auquel se rajoute un mélange permanent des lexiques et des langues, loin de la pureté monochrome – et monotone – d’un prétendu « haut langage » ; les nombreux calembours (« la bande à Godot », « les yeux sont faits », « à la marée lasse »). Enfin, l’auteur entremêle plus ou moins explicitement les références les plus diverses puisque Pascal, Corbière, Apollinaire, Rimbaud, Artaud, Beckett et Frénaud côtoient comptines de l’enfance et autres airs détournés à sa sauce. Bref, voici une écriture hétérogène où s’entendent les échos de voix multiples qui forment pourtant un ensemble grâce à un phrasé subtilement calculé.
Un tel foisonnement n’est pas sans rapport avec ce qu’Alexander Dickow écrivait récemment à propos de la poésie de Jean-Claude Pinson « dans laquelle l’ironie et l’humour pourraient cohabiter avec le lyrisme, dans l’inconfort, mais sans que l’un vienne abolir l’autre »(3) car Henri Droguet, à sa manière, recourt également à une polyphonie qui allie les contraires et frise parfois avec le grotesque. Ainsi, il crée et brise en même temps des effets stylistiques qui, sinon, risqueraient de paraître grandiloquents, en gardant ses distances avec un sujet lyrique présenté le plus souvent comme un « petit patapon fantoche » mais dont l’existence n’en demeure pas moins essentielle. Cet écart montre notamment à quel point l’auteur n’oublie pas que l’écriture lui est aussi nécessaire qu’insuffisante (4), lui
[…] qui
fils de la nuit parlottait ne tenait
pas sa langue comptait les étoiles
et dans l’étang brouillé les cyprès chauves
la pluie lui rinçait la gueule et
jamais – criait-il – jamais je ne serai
rien
Bruno Fern
Henri Droguet, Désordre du jour, Gallimard, 2016, 168 p., 17,50€
[1] Des ordres du jour
2 Stances : ou 52 contre-haï-ku, Le Temps qu’il fait, 1991.
3 Revue NU(e), n° 61, consacrée à Jean-Claude Pinson, octobre 2016.
4 Position que l’on retrouve dans les huit nouvelles ou fables que l’auteur vient tout juste de publier aux éditions fario sous le titre de Faisez pas les cons ! : « C’en est fini de mes borborygmes, de mes soliloques et de ma ventriloquie. Tout ça fait désormais un zéro pur. »