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J'avais lu ce court roman juste après avoir lu Les Barbares, auquel il fait directement suite.
Nous y retrouvons le narrateur des Barbares, fin lettré de la ville de Terrèbre, qui traduisit Les Jardins Statuaires, livre mythique et témoignage unique sur les us et coutumes d'une région oubliée, avant de se faire enlever par les Cavaliers, peuple nomade qui avait investie Terrèbre.
A la fin des Barbares, le narrateur reprenait la route de Terrèbre. Ce roman nous raconte son retour dans la ville et ce qu'il advint par la suite. Je n'avais gardé aucun souvenir précis de cette histoire, ce qui me semblait étrange vu les images fortes que m'avaient laissé les autres livres de Jacques Abeille. Je décidai donc de le relire.
Si le roman fait directement évidemment référence aux Jardins Statuaires, je réalise qu'il s'intègre également dans Le veilleur de Jour et par conséquent Les Voyages du Fils, deux autres romans du Cycle des Contrées (je n'ai encore lu ni l'un, ni l'autre). Ce qui est intéressant dans ce cycle, c'est que le lien entre les différents tomes qui le compose n'est pas tant un lien chronologique ou une récurrence de personnages, mais que ce lien est de l'ordre de l'hypertextualité.
Le livre inaugural du Cycle des Contrées, et un récit de voyage dans lequel un narrateur anonyme relate ses observations lors de son périple dans une région éloignée. Ce livre, rare et rédigé dans une langue oubliée, existe bel et bien dans la ville de Terrèbre. Il y est considéré comme un ouvrage licencieux et mensonger. La narrateur des Barbares, professeur d'université, le traduisit
Dans la Barbarie, on lui reproche cette traduction et l'accuse d'être l'auteur de ce livre, qui ne serait qu'un faux grossier. Dans le même temps, l'un de ses étudiants, lui soumet un manuscrit que nous devinons être Le veilleur de Jour. Quant aux Voyages du Fils, nous avons qu'il suit l'étudiant en question, Ludovic Lindien, sur les traces de son père, auteur du Veilleur de Jour. Il y est reproché au narrateur de la Barbarie d'être un familier de Léo Barthe, auteur sulfureux des Chroniques scandaleuses de Terrèbre, quer Jacques Abeille a effectivement signé Léo Barthe.
Le Cycle des Contrées relève donc plus d'une bibliothèque imaginaire, qui s'auto-référence sans pour autant que les livres en deviennent incompréhensibles s'ils ne sont pas lus dans un certain ordre. Les Contrées forment une constellation littéraire au sein de laquelle de nombreux livres se recoupent et se complètent en d'étonnantes mises en abîmes. Ambitieuse entreprise qui dégage quelque chose de fascinant et enrichit la lecture de romans déjà très réussis par eux-mêmes.
Pour en revenir à La Barbarie, j'ai été frappé par un aspect qui m'avait échappé jusque là. Le Cycle des Contrées est, certes, une oeuvre marquée par le sceau de l'imaginaire. Il porte pourtant en lui des thématiques très actuels et peut même prétendre à celui d'oeuvre subtilement politique. Déjà les Jardins Statuaires, dans sa description presque ethnographique d'une communauté, comprenait des éléments de critique sociale, essentiellement sur le rôle de la femme.
Dans La Barbarie, s'il l'on peut voir la marque d'un Kafka dans la description de l'implacable machine administrative à laquelle le narrateur se retrouve confronté, j'y vois aussi une fable politique subtile. Le narrateur avait quitté une Terrèbre envahie et en plein marasme. Il retrouve une ville qui se relève progressivement. Mais cela s'est fait au pris d'une forme d'anarchie législative et administrative, multipliant les règlements, jurisprudences et usages qui rendent la loi opaque et prompte à l'injustice par défaut.
Quant à la culture, elle s'est repliée sur une vision ultra-orthodoxe de la connaissance, rejetant ou censurant tout ce qui sort d'une cadre pré-établi. J'oserai même parler d'une certaine définition de l'identité qu'il faut affirmer tout en niant celle de l'autre. Ainsi, les Jardins Statuaires sont renvoyés au rang de mythe, la proximité que le narrateur a progressivement établi avec les Cavaliers est jugées suspecte...
Jacques Abeille reste évasif, à tel point qu'il est possible que cette interprétation ne soit qu'un fantasme de ma part. Pourtant, j'ai l'impression que la dérive autoritaire et régressive de Terrèbre fait bien écho à notre monde.
C'est en tout cas un indice de plus de la richesse du Cycle des Contrées.