(feuilleton) Cécile Riou, "Phrase unique", 10

Par Florence Trocmé

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(…) on se demande dans quelle mesure le plastique se recycle dans le ventre des poissons que l’on mange, que l’on mange, si la mer de plastique a une odeur (celle de la mer, celle du plastique ?), si le poissonnier a plutôt une tête de grondin (rouget) ou une tête de mulet (ça dépend s’il est en colère ou s’il est borné), si la petite culpabilité peut être avalée par la gueule d’une poubelle, là, c’est fini, ne t’inquiète pas, « c’est vraiment une goutte d’eau dans l’océan », on se demande si on peut déplacer des montagnes avec des gouttes d’eau (réponse : oui), on se (…)
(…) dit que peut-être toutes ces précautions sont aussi inutiles que certain air chanté – La Précaution inutile – à certain balcon, lequel est finalement muré par la bêtise conservatrice d’un tas de briques, on se dit que si « la dialectique peut casser des briques », alors ? on se dit que le carton gris se recycle comme le carton jaune, mais que le verre vert ne se recycle pas comme le verre brun, ou comme le verre blanc, du moins en Allemagne, alors ? on se dit que les composts ne pourront jamais avaler tous ces demi-globes d’oranges creusés par le presse-agrumes, comment faire ? on se dit qu’il faut des précautions précautionneuses pour mettre des gouttes dans l’orifice céans, et surtout pas à côté, alors ? (…)
(…) on se dit qu’un peu avant le réveil, c’est encore du sommeil, pourtant pas tout à fait, puisque le merle chante et c’est le premier réveil avant le réveil, que le merle chante plus fort et que c’est le deuxième réveil avant le réveil, sans être dans la conscience que le jour est commencé, puisqu’il ne l’est pas tout à fait, entre noir et bleu, puisque vous pensez avoir apprivoisé le réveil de technologie miniature qui n’est pas le vôtre, que vous avez réglé précisément pour assurer votre réveil et pas celui d’un autre, glissé sous l’oreiller pour efficacement couper court à la sonnerie, le bip bip bip bip bip métallique a fait taire le merle, qui se recouche, lui, tandis que vous vous levez, le métier de chanteur se fait en habit noir, le vôtre pas nécessairement (…)
(…) le vôtre se construit patiemment, avec des bâtonnets de Kapla, qu’on empile et aligne et deviennent la forme d’une ville, dans laquelle circulent des véhicules de chantier, car il n’y a pas que le merle et la merlette pour chanter, il y a le tractopelle, la débroussailleuse, l’excavatrice, la foreuse, la goudronneuse si on veut, la pelle mécanique double, le grand et le petit godet, la grue qui porte bonheur et poutrelles, le petit cube qu’on appelle contrepoids, contre-petits-pois qu’on cultive en Bretagne et ailleurs, la vôtre s’anime d’un sourire dans les yeux sombres, tout au plaisir de construire, photographier c’est à dire arrêter la construction, déconstruire qui n’est pas détruire, déconstruire c’est toujours travailler, « déconstruis, déconstruis, il en restera toujours quelque chose », comme on dit aussi en Bretagne, (…)