LE CARNAVAL DES MIMES (6)
ARABESQUES
Courbures d’espace
deux corps épousent un rite
esquisse de courtoisie
Nos ombres, souples stylets, tracent des courbes épurées dans l’air ambiant. Ombres des corps écrivant un récit au creux de l’espace où elles se lovent. Nos silhouettes se doublent, parfois à leur insu, des signes qu’elles émettent. Lorsque la parole ordinaire, banale, fait place au regard, au geste, au sourire, au vêtement. A la subtilité du trait.
Voilà que le corps se met à entretenir avec le monde une sorte de babil. Un balletde formes animées produit un texte fin qui se profile devant nos yeux. La civilité du salut s’écrit dans la pliure de deux corps qui se croisent. Tout éphémère – etomniprésente – qu’elle soit,la trace s’imprime dans le traitdu haïku. Son texte bref dit l’improviste arraché au temps et la zébrure que dépose en nous l’émotion poétique. Montée, suspension, conclusion : son tercet familier offre un rythme constant. Comme un fait isolé, anodin, qui trouve d’un coup sa forme juste.
Biffure de lumière
elle zèbre un halo laiteux
la comète égarée
Fragile et présent, subtil et plein, délié et consistant, le haïku signe une évidence discrète. Son tracé esquisse dans l’espace un pur fragment, une poussière d’événement qu’il fait soudain exister. Exempté du poids d’un sens possible, il nous délivre de l’exigence d’un commentaire superflu : demande-t-on au subtil d’expliquer sa légèreté ? Il lui suffit d’être pour n’avoir pas à être étrange.
S’enroulant sur lui-même, le sillage du signe tracé s’efface bientôt. Ni vague, ni coulée de sens ne demeure. Mais un semblant de photo dont l’on mimerait la prise en cadrant la scène de ses doigts mis en carré. Le geste esquissé, aussitôt défait, nous délie d’une mémoire obligée. Ecriture fortuite, immatérielle. Hasard émergeant.
Dans le grand brassage des particules, la ronde inlassable des corps poursuit sa quête d’arabesques aléatoires. Doublures amicales, les silhouettes se fondent dans la végétation, la mer, les villages, les saisons. Le haïku continue de citer leurs rencontres ordinaires et toujours étonnantes. Jusqu’à toucher ce point brûlant qui nous unit au monde.
Les vagues ailées
tracent leurs signes
crinières d’écume
Mais regardez-les donc ! Ils courent tous, connectés, ligotés par d’invisibles fils qui les entravent. Ils mutent en cellules affolées, affairées, mimant le sempiternel mouvement brownien. Diffusion, fusion, confusion : ils ne voient même plus où ils vont… mais ils y vont. Bille en tête. De SMS en courriel, de gazouille en recherche de moteur, la rumeur s’enfle jusqu’à endosser les proportions d’une hallucinante méduse projetant à tout instant les dernières tentacules en vogue de l’illusion numérique.
Images de surveillance, historiques de recherche, listes de transactions : le mollusque digital avale tout, sans discontinuer. Nos traces se multiplient, les formes de contrôle se resserrent, abreuvant un monstre aux mille gueules jamais rassasié. Notre passé nous dépasse. Tout cela en temps réel, s’empresse-t-on d’ajouter naïvement. Comme si le temps était une donnée réelle, et non abstraite, subjective ! Nous voilà définitivement dépositaires du droit de posséder le temps. Mais l’avons-nous vraiment en quantité suffisante et réfléchie pour penser la portée de ce que nous écrivons ? Alors tant pis pour les contenus portant à malentendus ! Et que répondre à ces lecteurs qui se vantent de lire en diagonale, pour, croient-ils, gagner un temps précieux ? Sinon que la lenteur permet de mieux comprendre et mémoriser. Sans même évoquer le plaisir, le goût de se voir faire les choses ! L’outil roi remplace peu à peu les idées qu’il était – en théorie – censé seulement véhiculer. Fascinants, les moyens ont remplacé les fins. Le comment est en passe de liquider le quoi et le pourquoi. Les performances ont tué les projets. L’illusion s’est substituée au sens. Au point que la question pourrait se poser telle quelle : c’est quoi, au juste, une idée ? Quel temps nous reste-t-il pour musarder, à l’écoute de la vie qui pulse autour de nous lorsque nous osons – encore – ouvrir nos sens au monde ? Et en penser le foisonnant contenu. Et quelle réflexion critique face aux événements du monde ? Sous les hystéries collectives rampe l’aliénation des esprits. Comment garder vives nos intelligences si l’on ne s’accorde plus le temps nécessaire à l’examen objectif des choses, des faits ?Défauts et qualités, causes et conséquences, croyances et raison, illusions et vérités se mélangent, formant un brouet infâme où l’on ne reconnaît plus rien de valide. Analyse, doute, évaluation, discernement sont escamotés au profit de la confusion, du sectarisme, de l’idéologie, de la crédulité. Temps long accordé à la délibération contre jugement hâtif, à l’emporte-pièce. Tout ce qui excite la pensée contre ce qui l’endort. Le temps peau de chagrin que nous nous accordons encore suffira-t-il à exercer cette ironie socratique vieille comme le monde : le Sage exprimait à ses interlocuteurs que ce qu’ils croyaient savoir n’était en fait qu’ignorance. Mais il s’empressait d’y ajouter une maïeutiquetout aussi avisée: à chacun de pratiquer la réminiscence pour faire émerger des vies antérieures les connaissances oubliées. On n’apprend pas, on se ressouvient. Dans la durée nécessaire à la contemplation des âmes. Ne risquons-nous pas de devenir ces ignares d’un savoir au temps long ? L’âme de chaque homme est enceinte et elle désire accoucher. Toute précipitation peut lui être fatale. La naissance ne peut se faire que dans le spectacle du Beau. Celle que nous montre l’exercice libre, gratuit de la philosophie. Et la durée du questionnement propre à nos esprits en vadrouille. Tempus fugit... sed cogito ergo sum !
INSTANTANE
Une ombre en mouvement se fige à fleur d’eau. Silhouette captée au cœur de la foulée d’un passant anonyme, ordinaire, dans la ville anodine. Entre un avant déjà oublié et un après dont on ne saura jamais rien. Le chasseur d’image suspend son souffle pour capter la réalité fuyante. Il se donne le pouvoir d’arrêter le temps pour un bref mais intense moment de vérité pure.
L’ensemble de la scène respire un paysage urbain plutôt triste et gris. Ciel délavé, sol largement inondé par une forte averse. Chaussée encombrée de détritus : amas de pierres, tuyaux, brouette, une échelle de couvreur en bois. L’endroit est en travaux sans doute. Et puis, au fond, une grille qui barre l’horizon, séparant une gare invisible de la rue. Ce symbole carcéral ne fait qu’ajouter à la morosité ambiante, au climat maussade de la scène. Tout ça est triste comme une geôle par temps gris.
Pourtant, l’artiste voyeur a pris soin de flairer ses horizontales. Une énorme flaque d’eau occupe toute la moitié inférieure de notre champ visuel, transformant du coup une action quelconque en tableau évanescent, poétique. L’image se dédouble parfaitement, offrant un jumeau inversé idéal à l’ombre en fuite. Un peu comme si l’homme arpentait le ciel. Donc volait. Ou courait tête en bas sur un miroir de glace, entouré d’objets aux formes redoublées. Mise en abyme que ce monde dupliqué à la perfection, univers parallèle qui prend des allures enchantées, synonyme de liberté, de rêve, d’évasion.
Le coureur inconnu s’envole avec son double vers le hors champ de la photo. Qui est cet homme qui court, et où va-t-il ? Un quidam, un passant pressé ? Vole-t-il au-devant d’un train qu’il n’attrapera jamais ? Son corps à contre-jour semble marcher sur l’eau, la pointe du talon posée à l’extrême de la surface en miroir. S’est-il servi comme d’un appui de l’échelle posée – noyée – au sol ? Emergeant des tiges de bois, quelques ondes concentriques ont, semble-t-il, conservé l’impulsion d’un mouvement encore frais.
L’homme s’apprête à sortir de l’image de gauche à droite – sens classique de la lecture – mais la fraction de seconde – clic du cliché – l’y emprisonne à jamais. Instantané, cet instant a été. Par un jour gris, un photographe a suspendu le saut de cet homme. Pour l’éternité. Il a arrêté le cours du temps. Sa photographie nous donne à voir l’invisible de la durée. Médusés, nous ne faisons que regarder indéfiniment ce que l’artiste, lui, a vu. Entre fixité et mouvance, eau et ciel.
Entre monde physique et monde des songes.
FAN
Des milliers d’yeux implorants, fiévreux, embrouillés d’une mystique rare, convergent sur un même point, là-bas au fond. La scène baigne dans une lumière crue qui appelle bruit et fureur. L’espoir – exprimé en désir fou – de voir apparaître l’objet de tous leurs cultes, soulève chez les adorateurs une frénésie qui confine à l’avènement d’un miracle. Chacun vibre à l’unisson de tous. Et tous se remettent entre les mains d’un seul. La foule célèbre avec ferveur les prémices d’une apparition, d’une irruption. D’une épiphanie. Et lorsque l’idole survient, tel un divin cabri bondissant parmi les nuées, la clameur qui le happe est à la mesure des mille adorations qui l’invoquaient déjà.
La vedette salue, remercie, exécute les cabrioles d’usage, prépare l’état de transe où ne manquera pas de la plonger bientôt son cher public adoré. Celui-ci, peuple grouillant d’idolâtres exaltés, redouble son ardeur, pousse le registre gestuel à son comble, concocte les conditions de l’émeute. La mimétique visuelle et sonore parvient à son faîte, comme amorçant les premières vocalises de l’artiste sur les accords concertés de l’orchestre. La mécanique du spectaculaire s’enclenche, sans éteindre pour autant la cacophonie ambiante. La foule accouche en direct d’une communion de fidèles hallucinés.
Le rituel de vénération suit son cours, s’installe dans une durée qui confirme le pouvoir occulte de l’image vivante, sa représentation symbolique : l’idole se mue en modèle absolu dans l’imaginaire conquis de chaque adorateur, subjugué jusqu’à l’hypnose. D’abord sympathique, touchant, le fan se meut bientôt en fanatique inquiétant.
Habité par cette conviction secrète qu’il est aimé par la star mais que celle-ci ne le sait pas encore, le voici qui pleure à chaudes larmes, s’agite en tous sens, se porte lui-même au bord de l’évanouissement. Tout est bon pour attirer l’attention dans une crise d’absolue sincérité. Jouée dans un présent total, l’hystérie organise une simulation portée au paroxysme de sa perfection.
Vient le temps où la transe collective s’achève, interrompant brusquement le phénomène à la manière d’un coïtus interruptus. La retombée du spectacle s’annonce aussi problématique, projetant des désirs insensés sur l’écran, chauffé à blanc, d’une mémoire qui rejoue indéfiniment le fantasme toujours vif : vous étiez fan, vous allez devenir star… L’attachement démesuré, divinatoire, à l’objet du culte fait suspendre la vie ordinaire à une présence fantomatique. Il s’agit maintenant de permettre que revive en boucle cette passion érotomane qui nourrit chaque instant de la conviction délirante d’être aimé par un modèle prestigieux. Innommable délire apte à vous faire prendre des vessies pour des lanternes.
L’irrépressible besoin de s’identifier coûte que coûte attise la quête de l’orgasme permanent, avive les créations les plus originales. Le fan transforme fébrilement son gîte en temple dédié : coupures de presse, disques, tickets de spectacle, posters sur les murs, vidéos… le mythe revit dans un présent éternel, comblant les failles et les manques par une omniprésence qui rassure. Comme la plante instable appelle le tuteur pour demeurer droite.
L’amour passionnel porté à l’idole peut tutoyer des sommets où l’identité même semble faire naufrage. Comble de l’effet mimétique : on cherche à muer physiquement dans la peau du personnage adoré. Le sosie qui émerge de ce travail appliqué se met alors à jouer la partition gestuelle de celui-ci, le lance dans l’espace social – réseaux aidant – en guise d’ultime et pathétique essai narcissique. On imagine la star ainsi dupliquée être rejouée par l’original lui-même, à l’affût des bénéfices d’image à retirer de cette opération séduction bienvenue. Vertiges de la mise en abyme.
Bien malin qui peut alors reconnaître le vrai de sa doublure. Qui singe qui ? L’amour fusion a tout gommé au profit d’une mise en abyme où le maître et l’élève sont parvenus à brouiller leur image dans un chaos trompeur aux identités dissolues.
Face à ces doubles en sarabande, il ne demeure qu’un désert où plane le doute.
GEPEES
La voix neutre, anonyme, insistante, résonne dans l’habitacle métallique, égrenant méthodiquement ses injonctions numériques. Elle insiste, se répète, du même ton monocorde et robotique, sans nuance émotive. Exaspéré, le conducteur en est à son troisième passage au même endroit. Il doit se rendre à l’évidence : il tourne en rond. Le système d’orientation incarné dans cette voix a beau être dirigé par un ensemble de satellites irréprochables, quelque chose ne tourne pas rond !
L’homme gare son véhicule et sort une carte papier des lieux. La déplie, la déploie, comme un accordéon de mémoire. Il l’étale et commence à rechercher, à s’orienter. A creuser les souvenirs du scout qui dormait en lui. Du temps où l’on pouvait encore se sentir perdu quelque part et retrouver son chemin avec les moyens du bord : soleil, boussole, carte. Les lieux devaient être apprivoisés, lus, déchiffrés. Avec patience, méticulosité. Comme on en use avec un code bien précis : la carte légendée possède ses signes, ses couleurs, sa légende, son échelle, son orientation. Elle est le fruit du travail précis, précieux, des géomètres, géographes et marcheurs qui sont allés vérifier, cartographier tous les éléments sur le terrain. La carte se lit comme le produit de ce long et patient travail, un peu comme le lecteur sait apprécier les dédales du récit livré par l’écrivain. La carte, récit intime des espaces. A lire et relire pour réveiller nos liens aux lieux.
L’espace vit, évolue, se transforme. Il se donne à voir à travers l’imaginaire, la représentation. Il appelle des comparaisons, des mises en relation, des explorations multiples et complémentaires du réel. Sa lecture nous fait mesurer, tracer, nous projeter dans des voies à choisir, à inventer. A la manière du romancier radiographiant sa ville pour en faire ressortir les couches successives de récit, des plus apparentes aux plus profondes. La mémoire des lieux éveille nos lectures palimpsestes les plus enfouies, les plus secrètes.
Nous mesurions autrefois un trajet, une destination prochaine, à portée d’œil, de compréhension, d’affection presque. Nous avions latitude et responsabilité à nous conduire et à assumer l’issue – heureuse, accidentelle, surprenante – du trajet. Il nous faut désormais accepter un jeu bien différent : celui de se laisser conduire en se sachant observé. Et prêts à être remis sur la bonne voie, comme un enfant pris en faute. L’intimité de l’intention a fait place à l’automatisme froid du calcul satellitaire.
Plus de possibilité d’hésiter, de tergiverser, de s’égarer. Le robot nous tient par la voix, par le regard, nous propulsant malgré nous vers l’issue d’un voyage qui ne nous appartient presque plus. Dépossédés d’un mystère possible des lieux, nous nous tenons aux ordres de la petite boîte magique qui nous garde hypnotisés, obnubilés par le point de destination. Seule la cible surnage-t-elle encore (jusqu’à quand ?) du naufrage. La voie, elle, se perd dans l’oubli d’une intelligence de l’espace qui nous est à jamais retirée. Le brillant vagabond d’autrefois s’est mué en nomade immobile, mental.
Le gépéèsfait figure, désormais, de vrai guide contemporain aux fausses allures de héros antique.
file:///C:/Users/Mr%20Parent.MrParent-PC/Downloads/google8aa380c6701fb3e4.html