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LE CARNAVAL DES MIMES (6)
ARABESQUES
Courbures d’espace
deux corps épousent un rite
esquisse de courtoisie
Nos ombres, souples stylets, tracent des courbes épurées dans l’air ambiant. Ombres des corps écrivant un récit au creux de l’espace où elles se lovent. Nos silhouettes se doublent, parfois à leur insu, des signes qu’elles émettent. Lorsque la parole ordinaire, banale, fait place au regard, au geste, au sourire, au vêtement. A la subtilité du trait.
Voilà que le corps se met à entretenir avec le monde une sorte de babil. Un balletde formes animées produit un texte fin qui se profile devant nos yeux. La civilité du salut s’écrit dans la pliure de deux corps qui se croisent. Tout éphémère – etomniprésente – qu’elle soit,la trace s’imprime dans le traitdu haïku. Son texte bref dit l’improviste arraché au temps et la zébrure que dépose en nous l’émotion poétique. Montée, suspension, conclusion : son tercet familier offre un rythme constant. Comme un fait isolé, anodin, qui trouve d’un coup sa forme juste.
Biffure de lumière
elle zèbre un halo laiteux
la comète égarée
Fragile et présent, subtil et plein, délié et consistant, le haïku signe une évidence discrète. Son tracé esquisse dans l’espace un pur fragment, une poussière d’événement qu’il fait soudain exister. Exempté du poids d’un sens possible, il nous délivre de l’exigence d’un commentaire superflu : demande-t-on au subtil d’expliquer sa légèreté ? Il lui suffit d’être pour n’avoir pas à être étrange.
S’enroulant sur lui-même, le sillage du signe tracé s’efface bientôt. Ni vague, ni coulée de sens ne demeure. Mais un semblant de photo dont l’on mimerait la prise en cadrant la scène de ses doigts mis en carré. Le geste esquissé, aussitôt défait, nous délie d’une mémoire obligée. Ecriture fortuite, immatérielle. Hasard émergeant.
Dans le grand brassage des particules, la ronde inlassable des corps poursuit sa quête d’arabesques aléatoires. Doublures amicales, les silhouettes se fondent dans la végétation, la mer, les villages, les saisons. Le haïku continue de citer leurs rencontres ordinaires et toujours étonnantes. Jusqu’à toucher ce point brûlant qui nous unit au monde.
Les vagues ailées
tracent leurs signes
crinières d’écume TEMPS MORT
Mais regardez-les donc ! Ils courent tous, connectés, ligotés par d’invisibles fils qui les entravent. Ils mutent en cellules affolées, affairées, mimant le sempiternel mouvement brownien. Diffusion, fusion, confusion : ils ne voient même plus où ils vont… mais ils y vont. Bille en tête. De SMS en courriel, de gazouille en recherche de moteur, la rumeur s’enfle jusqu’à endosser les proportions d’une hallucinante méduse projetant à tout instant les dernières tentacules en vogue de l’illusion numérique.
Images de surveillance, historiques de recherche, listes de transactions : le mollusque digital avale tout, sans discontinuer. Nos traces se multiplient, les formes de contrôle se resserrent, abreuvant un monstre aux mille gueules jamais rassasié. Notre passé nous dépasse. Tout cela en temps réel, s’empresse-t-on d’ajouter naïvement. Comme si le temps était une donnée réelle, et non abstraite, subjective ! Nous voilà définitivement dépositaires du droit de posséder le temps. Mais l’avons-nous vraiment en quantité suffisante et réfléchie pour penser la portée de ce que nous écrivons ? Alors tant pis pour les contenus portant à malentendus ! Et que répondre à ces lecteurs qui se vantent de lire en diagonale, pour, croient-ils, gagner un temps précieux ? Sinon que la lenteur permet de mieux comprendre et mémoriser. Sans même évoquer le plaisir, le goût de se voir faire les choses ! L’outil roi remplace peu à peu les idées qu’il était – en théorie – censé seulement véhiculer. Fascinants, les moyens ont remplacé les fins. Le comment est en passe de liquider le quoi et le pourquoi. Les performances ont tué les projets. L’illusion s’est substituée au sens. Au point que la question pourrait se poser telle quelle : c’est quoi, au juste, une idée ? Quel temps nous reste-t-il pour musarder, à l’écoute de la vie qui pulse autour de nous lorsque nous osons – encore – ouvrir nos sens au monde ? Et en penser le foisonnant contenu. Et quelle réflexion critique face aux événements du monde ? Sous les hystéries collectives rampe l’aliénation des esprits. Comment garder vives nos intelligences si l’on ne s’accorde plus le temps nécessaire à l’examen objectif des choses, des faits ?Défauts et qualités, causes et conséquences, croyances et raison, illusions et vérités se mélangent, formant un brouet infâme où l’on ne reconnaît plus rien de valide. Analyse, doute, évaluation, discernement sont escamotés au profit de la confusion, du sectarisme, de l’idéologie, de la crédulité. Temps long accordé à la délibération contre jugement hâtif, à l’emporte-pièce. Tout ce qui excite la pensée contre ce qui l’endort. Le temps peau de chagrin que nous nous accordons encore suffira-t-il à exercer cette ironie socratique vieille comme le monde : le Sage exprimait à ses interlocuteurs que ce qu’ils croyaient savoir n’était en fait qu’ignorance. Mais il s’empressait d’y ajouter une maïeutiquetout aussi avisée: à chacun de pratiquer la réminiscence pour faire émerger des vies antérieures les connaissances oubliées. On n’apprend pas, on se ressouvient. Dans la durée nécessaire à la contemplation des âmes. Ne risquons-nous pas de devenir ces ignares d’un savoir au temps long ? L’âme de chaque homme est enceinte et elle désire accoucher. Toute précipitation peut lui être fatale. La naissance ne peut se faire que dans le spectacle du Beau. Celle que nous montre l’exercice libre, gratuit de la philosophie. Et la durée du questionnement propre à nos esprits en vadrouille. Tempus fugit... sed cogito ergo sum ! TRACES Une myriade d’objets constelle le sol. Innombrables, hétéroclites, plus ou moins utilitaires ou simplement décoratifs. Les choses de la vie, les choses d’une vie. Bric à brac fourmillant arraché au passé, à l’histoire privée, personnelle. Et soigneusement étalé, comme pour servir d’archives en plein air. A l’image d’un chantier de fouilles archéologiques livrant ses couches successives d’histoire, ses tranches de temps dépliées à l’infini. Objets à dater, étiqueter, archiver. Objets-traces à questionner, sens à retrouver, petits récits intimes à reformuler, à se raconter. Fines traces de mémoire. Oui, toutes ces choses sont nôtres, nous les reconnaissons. Ce sont bien elles qui ont accompagné notre univers familier, notre vie domestique, nos discussions quotidiennes, au fil d’années qui se sont évanouies dans l’épaisseur d’une durée qui ne nous appartient plus. Que gagnerions-nous encore à nous arrêter sur ce que nous n’avons jamais su vraiment interroger ? A détacher ces objets de leur sens commun, banal, pour capturer les linéaments d’une inquiétante étrangeté de l’ordinaire ? Et si, en regardant le familier, nos yeux ne voyaient plus rien ? Ou si peu ? Et si cette vie immobile, muette, recelait de l’invisible, à l’image du silence qui nous révèle parfois l’essentiel tapi à l’intérieur du cours du temps ? Cette matière inerte ne montre pourtant rien d’étonnant en soi. C’est à notre propre regard d’y apposer une beauté simple, délicate dans ses formes, élégante parfois, chaleureuse dans sa texture ou ses couleurs. Par leur seule ténacité à n’être que là, sans autre prétention, voici des signes de lenteur, de calme, de pérennité. L’existence des choses anodines a ce pouvoir de nous embarquer vers des voyages immobiles. Leur évidence tranquille nous ouvre à une possibilité de contemplation : comme dans un miroir, ces pauvres petites choses nous disent à leur tour qui nous sommes, seulement et pleinement humains. « Lorsque la fonction d’un objet se dissipe, ça se met curieusement à exister », nous confie le philosophe. Ce qui perd son identité devient pure existence : voilà notre regard prêt à plonger dans l’énigme troublante de l’art. Enivrés par ce jeu des métamorphoses, nous laissons notre vie s’échapper vers une apothéose poétique de l’ordinaire. Délocalisés, retirés de leur contexte originel, les objets naviguent entre présence et absence, éloquence et silence. Leur caractère énigmatique repose sur une requalification continuelle dans leur traversée de l’Histoire. Abîmés, cassés ? Jetés, balancés ? Récupérés, recyclés ? Une autre vie les attend peut-être, nous soufflant l’analogie possible entre ces restes de matière et les ombres humaines prêtes à leur redonner vie. Nombre d’objets recyclables ne servent-ils pas à la réinsertion d’humains en marge ? Alors, que faire ? Nous contenter d’habiter le monde, simplement, sobrement, ou penser sa transfiguration possible grâce à l’anodin côtoyé et rendu à la vie ? Nécessité contre hasard… Accordons au destin ce qu’il a fait de nous. Et laissons à ces traces la tranquillité de l’insignifiance. ACOMETISSAGE Pop-corn géant ? Grosse patate de glace et de neige sale ? Quel est cet objet traçant dont la chevelure lumineuse zèbre les cieux estivaux, recueillant nos vœux les plus spontanés ? A peine blasé des poussières de lune et du désert martien, l’homme jette son dévolu sur ces masses oblongues de quelques kilomètres évoluant aux confins du système solaire, satellites gazeux des étoiles. Au point de leur adresser un explorateur robotisé aux ambitions décennales. L’orbiteur au long cours aura parcouru sept milliards de km, réalisé cinq fois le tour du soleil en dix années de traversée. Et largué un adorable petit robot qui a rebondi comme sur un trampoline dans cet environnement sans gravité. Philaé a ainsi acomètiplusieurs fois, rebondissant avec la souplesse d’un chat lunaire. Le voici prêt à percer les secrets de la comète. Autant que celle-ci est bien décidée à l’éjecter lors de son prochain dégazage. A la recherche fiévreuse de ses origines, l’homme se laisse hanter par la narcissique question lancée à l’espace : « Miroir, mon beau miroir ! Dis-moi qui est le plus beau ! » Ou plutôt : « Dis-moi que je suis le plus beau ! » Où en sera-t-on, dans cent ans, en conquête spatiale ? La prévision est difficile, surtout quand elle concerne l’avenir, nous confie volontiers l’humoriste. Prestige stratosphérique et orgueil phénoménal ont poussé à la course spatiale entre les nations. Qui sera le premier ? antique interrogation où pointent d’aussi antiques jalousies. Ou encore : Qui mordra la poussière astrale le premier ?La course à l’espace en métaphore du choc des blocs. Mais quoi, après ces enjeux géostratégiques déjà datés ?... Avides de percer le mystère d’autres vies dans l’espace, nous aurons au moins amélioré notre vie sur terre. Recherche de micro-organismes, de nouveaux métaux, vision décentrée du système solaire où nous évoluons… expériences innovantes. Et tentative de percer nos origines lointaines. Les comètes seraient ces capsules à l’abri du temps, renfermant les clés de la naissance de notre système solaire. Nébuleuses de gaz et de poussières cosmiques : voici les témoins, congelés dans leur nid froid, de notre soupe primitive milliardaire – en durée d’origine. Tâtant d’une proximité épisodique et relative avec l’astre du jour où elles plongent parfois mystérieusement, une partie de leur matière se sublime : elle se transforme en gaz. Entraînée par le flux gazeux sous pression, la comète forme autour de son noyau une chevelure à la longue queue lumineuse, la coma. Plusieurs millions de km d’une lueur vive, traçante, éphémère, s’envolent aux vents solaires. Haïku visuel intergalactique. Plongeant nos regards sceptiques au fin fond du cosmos, nous dérobons au temps long des images d’objets célestes vieux de centaines de millions d’années. Tels qu’ils semblentêtre aujourd’hui, ils furent dans un temps immémorial. Le présent capte en direct un passé lointain qui n’a pas fini de lui survivre. Vertige d’un actuel antérieur à lui-même. Insolite collusion des temps. Raccourci d’éternité. Acomètissagede Philae : notre champ lexical s’élargit soudain, réalimentant notre langue souvent endormie, elle aussi, à l’image des comètes en perpétuel sursis. Le petit robot, lui, espère vivre encore quelques mois avant de succomber à un coup de chaud solaire. Vie et mort des objets célestes replongent nos têtes dans les étoiles pour des ivresses sans fin. MIMETIQUE Avec la lenteur paresseuse et calculée du reptile, l’animal insinue ses tentacules interminables sur les fonds sableux à peine frôlés. Comme en état de léthargie, d’apesanteur. Les longs bras annelés semblent animés d’une quête versatile dont les enjeux les dépassent. L’être est tout en muscles. N’est que muscle. Les bandes brunes et blanches qui parent ses flancs modifient par instant leurs couleurs, impulsant à l’imposant mollusque des intentions énigmatiques. Mais un jet d’eau se propulse soudain, depuis un siphon secrètement lové au creux du corps. Nul doute qu’il trahisse un mobile en cours. La pieuvre va sa feinte. Etonnant poulpe mimétique, capable de dupliquer l’apparence et les mouvements de quinze espèces marines différentes. Les contorsions subtiles d’un organismeirrémédiablement mou le feront passer du statut de serpent de mer à ceux de crabe géant, de poisson-grenouille, de coquillage, de raie ou d’anémone. Le voilà même singeant la couche sableuse qui lui sert de décor. Pour mieux se fondre dans le décor. Inimaginablement flexible, la pieuvre mimétique pourrait, dit-on, loger entièrement dans une canette de boisson gazeuse. Capacité d’adaptation remarquable qu’il est tentant de mettre en parallèle avec les traits d’intelligence animale repérés chez les céphalopodes. A ce jour, ce poulpe est le seul invertébré à avoir démontré son aptitude à faire usage d’outils : ne l’a-t-on pas surpris ouvrant un récipient en dévissant le bouchon de celui-ci ? Si la pieuvre-mime possède cette double souplesse, ses dons d’imitation sont alors en partie expliqués, la rendant spécialiste pour tromper proies et prédateurs. Ne laissant que sa tête et ses yeux dépasser de son repère, la voici en position d’observation. En attente de création d’un prochain et subtil camouflage. Sommes-nous aussi convaincants dans les échanges avec nos semblables ? L’effet-miroirqui nous voit tenter des rapprochements stratégiques avec les personnes à convaincre ou à séduire, en observant puis en reproduisant certaines de leurs attitudes, ne relève-t-il pas des stratagèmes mimétiques inventés par le poulpe-mime ? Il s’agit bien d’accompagner vers l’autre un mouvement subtil propre à s’approprier tout ou partie de son aura. A l’image du céphalopode musclé qui se fond dans le sable du décor, à nous de nous couler dans l’environnement, de mimer les codes sociaux, le niveau de langage, les attitudes et jusqu’à la stature ambiante de notre public. L’humain éponge sociale. La face cachée de la force a depuis peu un nom : neurones miroirs. Voici, logés dans le cortex, la trace vivante de nos désirs mimétiques, de nos gestes empathiques. Plus de reproche, désormais, à adresser à l’escroc ordinaire qui, par ses tours et manèges, ne fait que mettre en évidence les mille petites véritésinavouables de la société. A chacun d’interpréter son rôle par le travestissement qui lui convient : perruques monarchiques, masques vénitiens, grimages divers. Au café du commerce toujours proche peuvent s’échanger les derniers trucs ou savoir faire par lesquels le petit peuple prend sa revanche sur l’élite présumée initiée. Le travestissement n’aura aucun mal à passer pour une protection judicieuse, justifiée. Une bonne volonté évidente de sauver la face, les apparences, voire les faux semblants. Au royaume des masques, l’homme poulpe est roi. PUDEUR Imaginons… Une femme entièrement voilée passe devant une statuette illustrant un épisode du célèbre kama-sutra. Masque de camouflage contre dévoilement érotique. Chair vivante enfouie et punie contre pierre froide célébrant les plaisirs de la chair. Paradoxe de la situation, poussé à l’extrême : la femme réagit en voilant instinctivement son regard, la seule partie de corps lui accordant encore une identité visible. Si la vérité n’est pas de tout mettre à nu, peut-elle consister dans son exact inverse : tout dissimuler ? Comment les intégrismes religieux – experts dans l’art du masque – ont-ils su transformer un traité d’érotisme en objet de scandale ? Port audacieux, gestes lascifs et pauses suggestives, il est vrai que les beautés célestes du kama-sutra dévoilent poitrine généreuse, hanches rebondies, airs lascifs. Mais ce ne sont pourtant que pierres sculptées ou dessins ornementés. Comment la langueur de la pierre ne laisserait-elle pas de marbre les ascètes les plus avertis, les religieux les plus dévots ? C’est faire peu de cas des forces spirituelles dont ils se prétendent investis. Une drôle de culture de l’ascèse a fini par réveiller certaines sociétés puritaines tiraillées entre tendances émancipatrices et visées mortifères. Jusqu’à créer la figure du yogi continent. Et si ces deux pôles se retrouvaient dans une ascèse érotique ? « Pour vaincre le désir, il faut d’abord y avoir succombé », susurre le yogi, incorrigible adepte d’une logique de réconciliation entre le corps et l’âme. Le kama-sutra ainsi diabolisé entre en résonance contemporaine avec les communautarismes religieux vécus comme des extrêmes. Bienheureux martyrs bardés de ceintures d’explosifs prêts à se sacrifier au nom d’un Père fouettard désespérément muet. Mais de quoi punir ce corps, sinon de le laisser dériver, dans un imaginaire projeté, vers de lascives tentations terrestres. La chair n’existerait donc que punie ou pécheresse ? Dans quel ordre alors ? Et que dire de cette peur panique tombant sur ces fanatiques pudibonds – ou timides ? – se disant terrorisés à l’idée d’affronter des femmes armées ? Quelle peur d’eux-mêmes se cache-t-elle derrière leur discours aux oripeaux divinatoires ? Et s’ils avaient – secrètement – décidé de se prendre pour Dieu soi-même ? Suprême affront confinant à l’absurde. La pudeur est la conscience que ce que l’on perçoit n’est que vérité partielle. Contrant l’illusion d’un pouvoir absolu, on accepte cette opacité, sachant que certaines vérités sont plus mensongères que le mensonge lui-même. Dans le jeu éternel du cacher / révéler, comment concilier pudeur et dévoilement ? On voudrait croire ce que l’on voit. Mais l’image recouvre davantage qu’elle ne montre : l’effet d’hypnose où elle nous plonge dissimule plus qu’il ne révèle. La pudeur nous pousse à placer nos mains devant nos yeux, un geste qui signifie un regard entravé sur le monde. Geste provisoire malgré tout, à soumettre à débat, à discussion. A alternative. Voiler le visage, c’est décider de le placer hors de vue. Et de réduire, par défaut, ses traits familiers à des signes érotiques. L’esprit ramené au corps. Le visage voilé / soumis / décapité n’a plus sa place dans l’espace public. La personne qui en porte l’ombre informe n’existe plus en tant que sujet parlant et pensant. Le voile – quasi-anagramme de viol – renvoie la pudeur lucide et mesurée sur le terrain de l’obscurantisme. Imaginons cette femme voilée esquisser ce geste fou et sage : déposer son voile aux pieds de la statue de pierre. Double dévoilement salutaire. ARTEFACT Le geste est furtif, autant que fréquent : la main plonge dans la poche, saisit l’objet vibreur et l’œil lui jette un regard rapide, familier, quasi-rituel. Avant de le replacer en poche, ou au plus près de soi, l’œil encore inquiet, prêt à recommencer. Comme un minuscule androïde favori qui passerait sa vie au creux de la paume ou collé au corps, et auquel on aurait accès en permanence. Relation toute télépathique, médiatisée à la chose qui ne vous quitte plus d’un pouce : dans la poche du pantalon, à côté du volant, sur la table de nuit, et même sous l’oreiller. Un artefact en guise de seconde nature. L’objet magique prolonge la main, fixe les rites, joue les deuxièmes peaux, s’insinue au plus près des corps. Tout comme la montre ou les lunettes, il en fait partie intégrante. Jusqu’à coloniser les identités dans une frénésie mobile aisément repérable : on tape des SMS en regardant la télé, on organise des séances improvisées de bavardage en réseau, on semble s’absenter et planer dans un univers parallèle. Les espaces urbains se peuplent de zombies absents. L’objet technologique miniature a investi la gestualité quotidienne. Manipulé, consulté, choyé, l’appareil prodige engage son possesseur dans une nouvelle dimension de mobilité, numérique celle-là. L’espace-temps se trouve bouleversé, redéfini : peu importent désormais le où et le quand, c’est le réseau relationnel niché dans un ailleurs qui compte. Et impose son rythme aux existences. Greffé sur le corps devenu communicant obligé et permanent, le mobile se mue en technologie du soi. Et permet la fusion, réitérée à chaque instant, de l’être pensant avec la machine. L’espace physiologique s’ouvre à la communication totale, absorbant jusqu’à notre imaginaire, jusqu’aux nuances de nos sentiments : état de confusion assuré en cas de perte de l’objet, réconfort des retrouvailles, colère devant une batterie déchargée, sidération face à une perte éventuelle de données… La téléphonie mobile nous tient. Nous voilà dépendants. La vie privée envahit brutalement l’espace public, s’y étale bruyamment. Pour un oui ou pour un non. Les frontières s’estompent entre l’intérieur et l’extérieur, l’anodin et le grotesque, l’intime et l’obscène. L’arbitraire dicte sa loi. Les vies s’improvisent à la diable, au dernier moment, formant une nébuleuse de présent éternel : il arrive que le mobile se mue en miroir déclinant un emploi du temps sans épaisseur, ni repère de projet pensé au futur. Nous vivons alors l’improvisation permanente, ballottés entre les humeurs et hasards du moment. L’artefact achève de parasiter les corps. L’objet a phagocyté le sujet. Désormais télé-présents, nous voilà intronisés êtres-machines connectés. Technophiles conquis. Minuscules monades parmi des milliers d’autres clones appareillés à l’identique. Portée à son comble, la mimétique hante un peuple de fidèles acquis à sa cause. Et nous joue son carnaval sans fin.
INSTANTANE
Une ombre en mouvement se fige à fleur d’eau. Silhouette captée au cœur de la foulée d’un passant anonyme, ordinaire, dans la ville anodine. Entre un avant déjà oublié et un après dont on ne saura jamais rien. Le chasseur d’image suspend son souffle pour capter la réalité fuyante. Il se donne le pouvoir d’arrêter le temps pour un bref mais intense moment de vérité pure.
L’ensemble de la scène respire un paysage urbain plutôt triste et gris. Ciel délavé, sol largement inondé par une forte averse. Chaussée encombrée de détritus : amas de pierres, tuyaux, brouette, une échelle de couvreur en bois. L’endroit est en travaux sans doute. Et puis, au fond, une grille qui barre l’horizon, séparant une gare invisible de la rue. Ce symbole carcéral ne fait qu’ajouter à la morosité ambiante, au climat maussade de la scène. Tout ça est triste comme une geôle par temps gris.
Pourtant, l’artiste voyeur a pris soin de flairer ses horizontales. Une énorme flaque d’eau occupe toute la moitié inférieure de notre champ visuel, transformant du coup une action quelconque en tableau évanescent, poétique. L’image se dédouble parfaitement, offrant un jumeau inversé idéal à l’ombre en fuite. Un peu comme si l’homme arpentait le ciel. Donc volait. Ou courait tête en bas sur un miroir de glace, entouré d’objets aux formes redoublées. Mise en abyme que ce monde dupliqué à la perfection, univers parallèle qui prend des allures enchantées, synonyme de liberté, de rêve, d’évasion.
Le coureur inconnu s’envole avec son double vers le hors champ de la photo. Qui est cet homme qui court, et où va-t-il ? Un quidam, un passant pressé ? Vole-t-il au-devant d’un train qu’il n’attrapera jamais ? Son corps à contre-jour semble marcher sur l’eau, la pointe du talon posée à l’extrême de la surface en miroir. S’est-il servi comme d’un appui de l’échelle posée – noyée – au sol ? Emergeant des tiges de bois, quelques ondes concentriques ont, semble-t-il, conservé l’impulsion d’un mouvement encore frais.
L’homme s’apprête à sortir de l’image de gauche à droite – sens classique de la lecture – mais la fraction de seconde – clic du cliché – l’y emprisonne à jamais. Instantané, cet instant a été. Par un jour gris, un photographe a suspendu le saut de cet homme. Pour l’éternité. Il a arrêté le cours du temps. Sa photographie nous donne à voir l’invisible de la durée. Médusés, nous ne faisons que regarder indéfiniment ce que l’artiste, lui, a vu. Entre fixité et mouvance, eau et ciel.
Entre monde physique et monde des songes.
FAN
Des milliers d’yeux implorants, fiévreux, embrouillés d’une mystique rare, convergent sur un même point, là-bas au fond. La scène baigne dans une lumière crue qui appelle bruit et fureur. L’espoir – exprimé en désir fou – de voir apparaître l’objet de tous leurs cultes, soulève chez les adorateurs une frénésie qui confine à l’avènement d’un miracle. Chacun vibre à l’unisson de tous. Et tous se remettent entre les mains d’un seul. La foule célèbre avec ferveur les prémices d’une apparition, d’une irruption. D’une épiphanie. Et lorsque l’idole survient, tel un divin cabri bondissant parmi les nuées, la clameur qui le happe est à la mesure des mille adorations qui l’invoquaient déjà.
La vedette salue, remercie, exécute les cabrioles d’usage, prépare l’état de transe où ne manquera pas de la plonger bientôt son cher public adoré. Celui-ci, peuple grouillant d’idolâtres exaltés, redouble son ardeur, pousse le registre gestuel à son comble, concocte les conditions de l’émeute. La mimétique visuelle et sonore parvient à son faîte, comme amorçant les premières vocalises de l’artiste sur les accords concertés de l’orchestre. La mécanique du spectaculaire s’enclenche, sans éteindre pour autant la cacophonie ambiante. La foule accouche en direct d’une communion de fidèles hallucinés.
Le rituel de vénération suit son cours, s’installe dans une durée qui confirme le pouvoir occulte de l’image vivante, sa représentation symbolique : l’idole se mue en modèle absolu dans l’imaginaire conquis de chaque adorateur, subjugué jusqu’à l’hypnose. D’abord sympathique, touchant, le fan se meut bientôt en fanatique inquiétant.
Habité par cette conviction secrète qu’il est aimé par la star mais que celle-ci ne le sait pas encore, le voici qui pleure à chaudes larmes, s’agite en tous sens, se porte lui-même au bord de l’évanouissement. Tout est bon pour attirer l’attention dans une crise d’absolue sincérité. Jouée dans un présent total, l’hystérie organise une simulation portée au paroxysme de sa perfection.
Vient le temps où la transe collective s’achève, interrompant brusquement le phénomène à la manière d’un coïtus interruptus. La retombée du spectacle s’annonce aussi problématique, projetant des désirs insensés sur l’écran, chauffé à blanc, d’une mémoire qui rejoue indéfiniment le fantasme toujours vif : vous étiez fan, vous allez devenir star… L’attachement démesuré, divinatoire, à l’objet du culte fait suspendre la vie ordinaire à une présence fantomatique. Il s’agit maintenant de permettre que revive en boucle cette passion érotomane qui nourrit chaque instant de la conviction délirante d’être aimé par un modèle prestigieux. Innommable délire apte à vous faire prendre des vessies pour des lanternes.
L’irrépressible besoin de s’identifier coûte que coûte attise la quête de l’orgasme permanent, avive les créations les plus originales. Le fan transforme fébrilement son gîte en temple dédié : coupures de presse, disques, tickets de spectacle, posters sur les murs, vidéos… le mythe revit dans un présent éternel, comblant les failles et les manques par une omniprésence qui rassure. Comme la plante instable appelle le tuteur pour demeurer droite.
L’amour passionnel porté à l’idole peut tutoyer des sommets où l’identité même semble faire naufrage. Comble de l’effet mimétique : on cherche à muer physiquement dans la peau du personnage adoré. Le sosie qui émerge de ce travail appliqué se met alors à jouer la partition gestuelle de celui-ci, le lance dans l’espace social – réseaux aidant – en guise d’ultime et pathétique essai narcissique. On imagine la star ainsi dupliquée être rejouée par l’original lui-même, à l’affût des bénéfices d’image à retirer de cette opération séduction bienvenue. Vertiges de la mise en abyme.
Bien malin qui peut alors reconnaître le vrai de sa doublure. Qui singe qui ? L’amour fusion a tout gommé au profit d’une mise en abyme où le maître et l’élève sont parvenus à brouiller leur image dans un chaos trompeur aux identités dissolues.
Face à ces doubles en sarabande, il ne demeure qu’un désert où plane le doute.
GEPEES
La voix neutre, anonyme, insistante, résonne dans l’habitacle métallique, égrenant méthodiquement ses injonctions numériques. Elle insiste, se répète, du même ton monocorde et robotique, sans nuance émotive. Exaspéré, le conducteur en est à son troisième passage au même endroit. Il doit se rendre à l’évidence : il tourne en rond. Le système d’orientation incarné dans cette voix a beau être dirigé par un ensemble de satellites irréprochables, quelque chose ne tourne pas rond !
L’homme gare son véhicule et sort une carte papier des lieux. La déplie, la déploie, comme un accordéon de mémoire. Il l’étale et commence à rechercher, à s’orienter. A creuser les souvenirs du scout qui dormait en lui. Du temps où l’on pouvait encore se sentir perdu quelque part et retrouver son chemin avec les moyens du bord : soleil, boussole, carte. Les lieux devaient être apprivoisés, lus, déchiffrés. Avec patience, méticulosité. Comme on en use avec un code bien précis : la carte légendée possède ses signes, ses couleurs, sa légende, son échelle, son orientation. Elle est le fruit du travail précis, précieux, des géomètres, géographes et marcheurs qui sont allés vérifier, cartographier tous les éléments sur le terrain. La carte se lit comme le produit de ce long et patient travail, un peu comme le lecteur sait apprécier les dédales du récit livré par l’écrivain. La carte, récit intime des espaces. A lire et relire pour réveiller nos liens aux lieux.
L’espace vit, évolue, se transforme. Il se donne à voir à travers l’imaginaire, la représentation. Il appelle des comparaisons, des mises en relation, des explorations multiples et complémentaires du réel. Sa lecture nous fait mesurer, tracer, nous projeter dans des voies à choisir, à inventer. A la manière du romancier radiographiant sa ville pour en faire ressortir les couches successives de récit, des plus apparentes aux plus profondes. La mémoire des lieux éveille nos lectures palimpsestes les plus enfouies, les plus secrètes.
Nous mesurions autrefois un trajet, une destination prochaine, à portée d’œil, de compréhension, d’affection presque. Nous avions latitude et responsabilité à nous conduire et à assumer l’issue – heureuse, accidentelle, surprenante – du trajet. Il nous faut désormais accepter un jeu bien différent : celui de se laisser conduire en se sachant observé. Et prêts à être remis sur la bonne voie, comme un enfant pris en faute. L’intimité de l’intention a fait place à l’automatisme froid du calcul satellitaire.
Plus de possibilité d’hésiter, de tergiverser, de s’égarer. Le robot nous tient par la voix, par le regard, nous propulsant malgré nous vers l’issue d’un voyage qui ne nous appartient presque plus. Dépossédés d’un mystère possible des lieux, nous nous tenons aux ordres de la petite boîte magique qui nous garde hypnotisés, obnubilés par le point de destination. Seule la cible surnage-t-elle encore (jusqu’à quand ?) du naufrage. La voie, elle, se perd dans l’oubli d’une intelligence de l’espace qui nous est à jamais retirée. Le brillant vagabond d’autrefois s’est mué en nomade immobile, mental.
Le gépéèsfait figure, désormais, de vrai guide contemporain aux fausses allures de héros antique.
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