S'obstiner, s'épuiser sur ce pré; pourquoi?
- C'est ce que je veux, ce que je dois faire.
- "Je"?
- Un imprévu, pardon! Je vais le ranger.
N'en déplaise à Pascal, que j'aime beaucoup, le moi n'est pas haïssable. Du moins en littérature, sinon en philosophie. Son moi échappe à Antoinette Rychner à la page 73, qui le reprend aussitôt, comme s'il s'agissait d'un affreux lapsus. Le fait est qu'il ne me semble pas qu'il apparaisse à un autre endroit qu'à cette fichue page 73; et à la page 179.
En tout cas, Devenir pré, est un livre singulier. Antoinette Rychner y retranscrit du 21 juin 2015 au 21 juin 2016, en quatre parties, qui sont autant de saisons, son perçu d'un pré, en sa propre langue, depuis la fenêtre d'une roulotte, installée à sept cents mètres d'altitude, quelque part pas très loin d'un pont d'autoroute, entre Neuchâtel et la Chaux-de-Fonds.
Ce livre, pense-t-elle, devrait susciter l'incompréhension de lecteurs, pour qui ne racontant pas d'histoire, il ne racontera rien. En fait, il s'y passe beaucoup de choses; beaucoup de choses qui viennent à l'esprit de celle qui observe et qui ont beaucoup plus d'importance, à mon sens, que ses points de vue personnels sur l'époque, hors du sujet du pré.
Il s'y passe beaucoup de choses, encore faut-il être à même de les observer, autrement dit d'être prédisposé à ne pas rendre compte forcément de la réalité, telle que les autres la perçoivent, mais de les faire siennes, de les raconter en se révélant par là même, tant il est vrai que, d'après un texte qu'elle a téléchargé, le fait d'observer modifie ce qui est observé.
Il serait faux de dire que la roulotte, immobile sur deux roues et béquille, repeinte en vert mousse, soit équipée de tout le confort moderne. Toutefois elle dispose d'un poêle Jotul 602, d'un panneau solaire qui alimente son éclairage et son laptop, de deux fenêtres, l'une, simple, donnant sur le nord, et l'autre, double, donnant sur le sud.
De son point d'observation, qui lui sert de bureau, Antoinette Rychner scrute ce qui l'entoure: le végétal et sa transformation, ses couleurs, au cours des saisons; la faune, sa présence ou son absence, suivant les saisons. Elle le fait avec ses mots à elle, si bien que, même si elle ne se trouve pas vraiment en pleine nature, elle le fait oublier.
Avec Antoinette Rychner, le lecteur subit des intempéries et des variations de température; observe insectes, oiseaux, bovins ou chevreuils; s'attache au Tilleul et aux arbres alignés derrière lui. Il pense avec elle que ce lieu est trop bucolique pour être vrai, qu'il relève de la fiction, mais qu'importe puisque son bonheur de lire est dans ce pré.
Francis Richard
Devenir pré, Antoinette Rychner, 184 pages, éditions d'autre part
Livre précédent:
Le prix, Buchet-Chastel (2015)