En résumé, on pourrait dire que deux éléments vont se retrouver dans la conception de l'être des sociétés traditionnelles : la pluralité des éléments constitutifs de la personnalité et la fusion de l'individu dans son environnement ou son passé, ce que R.BASTIDE appelait la « fusion dans l'altérité ».
Dans les sociétés occidentales, on estime couramment que le corps humain est un objet relevant seulement de la biologie ou de la physiologie, et que sa réalité matérielle doit être pensée d'une façon indépendante des représentations sociales. Elle repose sur une conception particulière de la personne, celle qui fait dire au sujet "Mon corps" sur le modèle de la possession. Cette représentation s'est construite au fil de l'histoire occidentale accompagnant l'émergence de l'individualisme. En vertu de la longue tradition philosophico-religieuse de la séparation de l'âme et du corps, ce dernier ressortit au domaine de la connaissance objective, tandis que l'appréhension du psychisme serait soumis à la fluctuation des croyances religieuses, des théories philosophiques ou psychologiques (du moins jusqu'à l'apparition des récentes sciences cognitives).
Le corps fonctionne donc à la manière d'une borne frontière pour distinguer chaque individu. L'isolement du corps au sein des sociétés occidentales témoigne d'une trame sociale où l'homme est coupé du cosmos, coupé des autres et coupé de lui-même. Facteur d'individuation au plan social, au plan des représentations, le corps est dissocié du sujet et perçu comme l'un de ses attributs. Le corps devient un avoir, un double.
A l'inverse, les travaux anthropologiques – aussi bien que les études historiques ont décrit l'extrême variabilité, selon les sociétés, des conceptions du corps, de son traitement social, de sa relation avec autrui et avec le monde, Dans ces société traditionnelles, le corps est relieur, il unit l'homme au groupe et au cosmos à travers un tissu de correspondances. Toutes les cultures connues, font du corps une partie intégrante du social. Il est au cœur des pratiques magiques et thérapeutiques comme des croyances religieuses ou des mythologies. Il est inclus dans des systèmes de représentation où se mêlent imaginaires collectifs, observations empiriques, savoir-faire et interprétations.
La définition du corps est toujours donnée en creux par celle de la personne. Ce n'est nullement une réalité évidente, une matière incontestable : le « corps » n'existe que construit culturellement par l'homme. C'est un regard porté sur la personne par les sociétés humaines qui en balisent les contours sans le distinguer la plupart du temps de l'homme qu'il incarne. D'où le paradoxe de sociétés pour qui le « corps » n'existe pas. Ou de sociétés pour qui le « corps » est une réalité si complexe qu'elle défie l'entendement de l'occidental. De même la forêt est évidente à première vue, mais il y a la forêt de l'Indien et celle du chercheur d'or, celle du militaire et celle du touriste, celle de l'herboriste et celle de l'ornithologue, celle de l'enfant et celle de l'adulte, celle du fugitif ou celle du voyageur... De même le corps ne prend sens qu'avec le regard culturel de l'homme .D.LE BRETON
Signes d'appartenance, souvenirs des rites de passage ou de contacts culturels, fonctions erotiques, esthétiques, prophylactiques ou thérapeutiques, les différents types de signes :scarifications, tatouages, peintures, coiffure mais aussi parures se font les échos des croyances, des valeurs sociales ou des relations extrapersonnelles, ; toutes ces données témoignant de la vie des individus, puberté, initiation, entrée dans une confrérie ou mariage, ont subi une transmutation plastique Les motifs corporels traduisent les changements opérés dans la vie des individus, et affichent parallèlement leurs droits et leurs obligations. Mais à travers une ligne ou un dessin, c'est parfois toute une métaphysique, une cosmogonie une culture qui s'exprime
Les inscriptions corporelles durables accompagnent les rites initiatiques de nombreuses sociétés traditionnelles : circoncision, excision, subincision, limage ou arrachage des dents, amputation d'un doigt. Dans ces sociétés, le statut de personne l'immerge, avec son style propre, au sein de la communauté. Les marques impriment sur son corps une inaliénable égalité et une cosmogonie compréhensible par tous. Rituelles, elles inscrivent dans la durée le changement d'être de l'initié : il n'est plus le même après la redéfinition dont sa chair a été l'objet. À la trace physique qui livre désormais le jeune à l'approbation du groupe, la douleur ajoute souvent son supplément.
Le corps humain inspira, dans les cultures occidentales, maints chefs-d'œuvre de la peinture et de la sculpture. L'image intemporelle qu'il projette, celle d'une nudité sublimée, se trouve aussi au cœur des arts de l'Afrique noire. Mais là, plus qu'ailleurs, c'est sur le corps lui-même que s'appliqua la créativité des hommes et des femmes.
Quelles que soient la tradition et l'habileté dont elles relèvent, ces pratiques nous déconcertent et éveillent le souvenir de certaines expériences troublantes : celles du Body Art ou de la Figuration libre impliquant le corps en tant que support plastique. De même, la pratique de la peinture corporelle par le mouvement hippie, dans les années 70, ou celle des tatouages par des adeptes de plus en plus nombreux, en Europe et aux États-Unis, sont perçues comme des actes étranges, parce que signes d'un désir de marginalité.
À l'inverse, pour la plupart des peuples africains, peintures et scarifications sont vecteurs de communication et facteurs d'intégration, qu'ils s'effectuent dans l'ordre du social ou du spirituel."
"Car ces marques, qui travaillent le corps, coexistent avec d'autres formes d'expression se révélant notamment à travers les déformations du crâne, l'élaboration des coiffures, les perforations des oreilles, du nez et de lbijoux en métal ou en ivoire. Ces attributs placent le corps au premier plan de la médiation et le définissent, d'un point de vue sémiologique, comme le lieu d'émergence d'une multitude de signes.
Toutes ces parures nous parlent des hommes et des femmes. Elles nous racontent leur histoire, leur devenir, dont le sens se définit d'abord par rapport à un lieu, un village, un groupe, une ethnie ou un clan, un état, nubilité, grossesse ou deuil. Mais ces individus, chefs ou guerriers, sont soucieux de gagner ou de conserver le pouvoir ou de tendre à la plus haute connaissance, désir des initiés, des officiants de cultes ou des devins. Lorsque les plus grands ont l'ambition d'atteindre l'essence des dieux et d'accéder au secret de l'éternité, ils se parent de perles de corail, comme les souverains de l'ancien royaume du Bénin ou se couvrent d'or, tels les rois ashanti. » Christiane Falgayrettes-Leveau .Corps Sublimes. Dapper
Personne ne nierait pourtant qu'à l'instar de nous, un individu africain ne se pense en même temps comme singularité d'où la nécessité problématique de penser l'unité de la multiplicité. De quoi est faite l'individualité dès lors qu'on serait en présence d'une pluralité constituante, force vitale, ombre, double etc. ? la personne aura à ainsi résoudre le problème de l'harmonie entre les éléments constitutifs.
Dans un ouvrage qui fit date, qui reste un classique même s'il est souvent critiqué par son abus de généralisation et sa volonté de retrouver chez les Bantous, des principes préchrétiens que l'occident aurait oublié , P.TEMPELS restitue les éléments d'une « philosophie bantoue », autour de la notion de force vitale ou « muntu. »
« Nous dirons de l'homme qu'il grandit, qu'il se développe, qu'il acquiert des connaissances, qu'il exerce son intelligence et sa volonté et qu'en ce faisant il les accroît. Par ces acquisitions, par ce développement, nous ne considérons pas qu'il sera devenu plus homme, en ce sens du moins que sa nature humaine est restée ce qu'elle était. On a la nature humaine ou on ne l'a pas. On ne l'augmente pas et on ne la diminue pas. Le développement s'opère dans les qualités et dans les facultés de l'homme. L'ontologie bantoue, ou plus exactement leur théorie des forces, s'oppose radicalement à pareille conception. Lorsque les bantous disent.: «je deviens fort», ils pensent tout autre chose que lorsque nous dirions que nos forces s'accroissent. Rappelons encore que pour le noir l'être est la force et la force l'être. Lorsqu'il dit qu' une force augmente, ou qu'un être est renforcé, il faudrait exprimer cela en notre langue et suivant notre mentalité par: « cet être s'est accru en tant qu'être », sa nature fortifiée, augmentée, magnifiée…Voilà le sens dans lequel il y a lieu de comprendre les expressions que nous avons citées en exposant que le comportement des bantous était centré sur l'idée de l'énergie vitale: être fort, renforcer sa vie, tu es puissant, soyez-fort, ou encore, ta force vitale décline, est altérée. C'est dans ce sens aussi qu'il faut comprendre Fraser, lorsqu'il écrit dans « Le Rameau d'Or »: «L'âme comme le corps peut être grasse ou maigre, grande ou petite»; et encore: « la diminution de l'ombre est considéré comme l'indice d'un affaiblissement analogue dans l'énergie vitale de son propriétaire. » C'est encore la même idée que vise M.E. Possoz, quand il écrit dans ses « Eléments de droit coutumier Nègre »: « L'existence est pour le nègre chose d'intensité variable »; et plus loin quand il évoque «la diminution ou le renforcement de l'être ». ..
La philosophie des forces est une conception de la vie, une Weltanschauung. Il est possible qu'elle ait été inventée pour justifier un comportement déterminé, ou qu'une acception de la nature ait conditionné ce comportement, toujours est-il qu'actuellement elle informe étroitement toute la vie des bantous. Elle explique les mobiles humains, raisonnables de toutes les coutumes bantoues, elle livre les normes de la conservation et de l'expansion de la personne. Ceci ne veut pas dire que chaque indigène est à même de décliner les dix vérités cardinales de sa philosophie, mais il n'en est pas moins vrai que le « muntu » qui omet d'orienter sa vie suivant les antiques normes de la sagesse bantoue se fera traiter de « kidima » par ses frères, c'est-à-dire de sous-homme, homme à l'esprit insuffisant pour compter comme « muntu ». Le « muntu » normal possède sa philosophie, il reconnaît des forces dans les êtres, il sait l'accroissement de l'être et ses influences ontologiques, il tient compte des lois générales de l'induction. Cette ontologie, tant qu'elle reste une science universelle, vraiment philosophique, est le bien commun de toute la communauté bantoue. » P.TEMPELS. LA PHILOSOPHIE BANTOUE.1945
L'unification de la personne est ainsi à concevoir en « itinéraires » ou chemins, en « tensions »ou en « nœuds ».L'histoire est donc celle d'un équilibre ou plutôt une perpétuelle équilibration et rééquilibration des éléments constituants et des forces à l'œuvre. Si, comme on l'a dit le destin est cosmique et déjà inscrit dans les signes, l'effectuation de celui reste pourtant l'œuvre personnelle de chacun. A l'instar de ce que montre le tragique grec : l'oracle ne prescrit rien, il signifie et c'est à chacun, guidé par le devin, de l'interpréter correctement : la méconnaissance étant paradoxalement un des moyens de réaliser ce destin.
On peut noter que cette histoire se cristallisait autour du nom de chacun, élément fondamental de la personne et chargé de puissance, au lieu d'une simple étiquette ».
C'est pourquoi la cérémonie d'imposition du nom peut avoir une grande importance dans la mesure où elle situe l'individu avec précision. D'où l'habitude de donner à l'individu plusieurs noms décelant la pluralité de ses origines (nom de l'ancêtre réincarné; nom du clan féminin, du clan masculin; nom exprimant sa propre essence) et rappelant les temps forts de son existence (initiations diverses). Il est fréquent que la dation de nom s'effectue après l'apparition des premières dents; avant cette date l'enfant n'est qu'un être cosmique, un bébé-eau comme disent les Bantou, non un être social. Ainsi chez les Fon, l'enfant reçoit un nom qui rappelle son signe (le fa ou destin) : c'est le nom d'enfance nécessairement imposé ; il porte à son insu la marque que ce nom lui imprime. Au moment même où l'enfant est encore ' inconscient ', cette cérémonie du nom le fait vraiment exister » (nommer c'est faire exister...), Désormais l'enfant a un sens, il commence d'exister pour son milieu social, malgré son inconscience. Lorsqu'il commencera sa propre histoire il prendra alors un autre nom qui va le personnaliser ;celui qu'il va cacher car il est ce qui révèlerait son être profond ; quiconque le possèderait aurait pouvoir sur lui..
« Qu'il s'agisse des croyances et des symboles (domaine de l'imaginaire). des structures sociales, des attitudes (métaphysiques, religieuses, techniques), nous sommes toujours en présence de systèmes socio-culturels soucieux de l'homme, être privilégié par excellence, centre et but à la fois de la création. Une société prévenante qui : 1 ° intègre l'individu et veille sur lui lors des moments critiques de son existence (rites de passage); 2° prend en charge sa maladie et singulièrement ses troubles psychiques; 3° multiplie les voies de salut sous forme de conduites apaisantes ou d'institutions équilibrante — rapport tension/détente
La personnalité ne s'accomplit pas en se séparant la nature ou des autres comme nous sommes prompts à le penser: l'harmonie interne ne se dissocie pas de l'harmonie sociale ni celle-ci de l'harmonie cosmique. il y a d'abord un ordre du monde où l'homme trouve d'emblée sa place, où l'homme trouve son autonomie
L'homme africain traditionnel doit ainsi être compris comme être-situé-dans-le-monde .Sa personne se trouve dans une certaine mesure conditionnée par l'accord de chaque individu avec les membres du lignage, du clan, du village avec les ancêtres (surtout celui qui est partiellement ou totalement réincarné), avec des génies tutélaires du groupe, avec les forces telluriques et cosmiques. Chaque fois qu'un signe annoncera le désordre, donc l'anomie (maladie, sécheresse, épizootie, mort), il faudra consulter le devin, se confesser publiquement, offrir un sacrifice, s'initier à un Génie ou se laisser ' monter ' par lui (adorcisme) : alors la pyramide des êtres retrouvera son équilibre, chaque force-puissance reprendra sa place, la société connaîtra à nouveau la paix, l'individu éprouvera sa plénitude d'être.
L'éthique de la personne n'est donc pas autre chose que l'accroissement de sa force de vie qui n'est pas indépendante de l'accroissement de la force de tous ;d'où la fonction des rites et des sages ,nganga,devins, voyants etc.. De même qu'il y a dans l'univers des zones privilégiées de concentration des forces (lieux sacrés, résidences des Génies, autels claniques), de même il existe des personnes qui concentrent en elles des puissances supérieures, qui par là même ne sont pas seulement sacrées, mais sacralisantes comme unités dynamisantes de cohésion ou d'ordre
A l'encontre de ce qu'on pourrait penser, cette situation n'engendre ni fatalisme ni pessimisme, mais peut constituer une véritable » sagesse », un usage de sa liberté, comme recherche constante de l'accord des diverses forces de l'univers.
Cette sagesse qui est la véritable philosophie de l'Animisme, l'écrivain camerounais Gaston –Paul EFFA va la recevoir de son initiatrice pygmée Tala , expérience qu'il nous communique dans « Dieu Est Perdu Dans L'herbe » :
«
Tout parle. L'eau, le feu, la poussière, le vent, le bois, l'oiseau. Même le plus petit insecte, invisible quand tu marches, parle. Alors, avant de t'empresser de parler, apprends à écouter. Chaque être parle une langue différente, mais tous les êtres disent quelque chose. Respecte chaque parole comme une corde sur laquelle tu avances et dont tu ne peux te dire si elle est tendue très haut ou très bas au ras du sol.
Tout parle. Écoute.
Pour écouter, il faut se pencher. Nous ne prenons plus le temps de regarder les choses de près. La corne de la vache que tu jettes à présent après en avoir exploité la chair, le poil du cochon que tu brûles, les ongles que tu coupes sans y prendre garde, le fumier qui condense tous les restes que tu abandonnes, tout cela a une mémoire, celle du jour, de la nuit, des saisons, raison pour laquelle il ne faut pas se couper les ongles n'importe quand ni n'importe où, si tu ne veux pas perturber l'équilibre de ton être et ta santé.
« Dieu est perdu dans l'herbe….
… « Il est dans la Terre en orbite autour du Soleil, dans les vallées, les usines et leurs routes, dans les champs de maïs et les déserts, dans les visages que tu croises, il est dans les feuilles qui tombent en octobre, dans les soleils qui montent et les lunes qui se couchent, dans les gens qui passent et ceux qui s'arrêtent, dans les beaux temps et les intempéries, dans les cortèges d'insectes immobiles, dans les chants d'oiseaux inaudibles, dans la mer qui gonfle, dans l'enfant qui joue. Tout cela tu l'oublies, bien sûr, puisque de la Terre il est à jamais impossible de tout dire. Alors, fais attention à tout, reste vigilant au plus petit détail… »
PHOTOS /HANS SILVESTER "LES HABITS DE LA NATURE". VOIR L'ARTICLE/ http://agoras.typepad.fr/regard_eloigne/omo/
A suivre