Dans « Que pense le poème », Alain Badiou nous livre plusieurs textes théoriques sur la poésie ainsi que des études spécifiques consacrées à des poètes : Pasolini, Hopkins, Pessoa et Philippe Beck, pour son poème-recueil « Lyre Dure », dont il nous détaille l’architecture, celle d’un bâtiment ou simplement d’un lieu dans lequel se déploient des strophes (des Lyres) qui engendrent le mouvement d’un monde qui a son origine dans le mouvement de la poésie déployée à l’intérieur de d’elle-même. Dans Lyre Dure, le chemin emprunté par le poème est descriptif-narratif, mais ce n’est pas un chemin qui mène quelque part, comme dans la poésie romantique, c’est un chemin dans lequel les accidents successifs nous montrent une orientation, mais celle-ci n’indique pas de terme, c’est une orientation intrinsèque (p.128) qui doit être suivie pour elle-même et non comme une finalité. L’Un-personnage, la femme aimée, devient dans le poème une variation infinie de ce nouveau lyrisme dont elle est à la fois le résultat et le moyen, la palette et la peinture, parce qu’elle est elle-même la documentation de sa propre unité (p.129), et à l’intérieur de ce monde c’est la poétique même qui est à l’œuvre, représentée par les outils laissés en place pour ceux qui liront ce poème, énoncés, maximes internes, points nodaux qui peuvent fonctionner comme des balises d’orientation à l’intention de ceux qui désirent se déplacer à l’intérieur de ce lieu.
Le dernier texte de ce livre est un entretien d’Alain Badiou avec Charles Ramond, dans lequel le philosophe revient sur le statut de la poésie contemporaine dont la fonction reste vouée à capturer la singularité de la présence du sensible, mais cette singularité n’est plus celle de la chose telle qu’elle se présente, elle doit au contraire rendre compte de la singularité du poème lui-même, singularité absolue (p.170) dans laquelle la langue s’entoure, ne laissant qu’un vide au centre de cette torsion du poème sur lui-même, un absolu de la singularité dans lequel le poème disparaît, remplaçant le « il y a » de la poésie classique par un évènement pur, le surgir pur, l’avoir-lieu sans épaisseur de l’évènement (p.171, 173), dans lequel Alain Badiou reconnaît au poème le rôle d’instructeur pour le philosophe, par son accueil de l’imprévisible, sa recherche de la singularité disparaissante qui anticipe sur certains développements de la philosophie contemporaine, et tout spécialement la doctrine de l’évènement d’Alain Badiou.
Vianney Lacombe
Alain Badiou, Que pense le poème, éditions Nous, 192 p. 20€.