Pour le philosophe Alain Badiou La poésie a toujours été un lieu de pensée, une procédure de vérité, mais à la différence de la philosophie, qui a le désir de penser la pensée, la poésie est une pensée en acte, qui rend compte dans le langage de la singularité de la présence du sensible. La poésie n’est pas une réflexion, mais depuis l’époque de la modernité, qu’Alain Badiou nomme « l’Age des poètes », la poésie se trouve astreinte, pour certains poètes à penser cette pensée : Dès 1860, Mallarmé déclare que « sa pensée s’est pensée », et le poète se trouve confronté à la question : « qu’est-ce que penser » avec les ressources du poème, alors que cette recherche se trouvait auparavant être celle du philosophe. La poésie contemporaine établit des directives pour la pensée, une série d’opérations singulières qui permettent à la pensée du poème de se déposer dans l’anonymat d’un trajet (p.32). Les poètes de « l’Age des poètes », Mallarmé, Rimbaud, Trakl, Pessoa, Mandelstam, Celan, pensent la détotalisation, le séparé, la multiplicité. Pour Alberto Caeiro, hétéronyme de Pessoa : « La nature est faite de parties sans un tout » et Celan : « Sur les inconsistances / s’appuyer ». La tradition poétique proposait au contraire de s’appuyer sur un ordre qui apaise le chaos, mais les poètes de « l’Age des poètes » veulent abolir tout classement, produire un court-circuit dans la circulation du langage, une diagonale poétique (qui ) sectionne les fils (…) du courant de la pensée (p.43), organise une désorientation menée au point ou notre place n’est plus attestée nulle part (p.48). Le poète nomme la dispersion, la disparition : Trakl « il y a une lumière que le vent a éteinte ». Et Rimbaud « j’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges. » Mais il lui est impossible de nommer la source de ces notations. Le poème est le pouvoir infondé et innommable de la puissance de la langue : il n’a pas d’autre fonction que de manifester cette puissance.
Dans « Que pense le poème », Alain Badiou nous livre plusieurs textes théoriques sur la poésie ainsi que des études spécifiques consacrées à des poètes : Pasolini, Hopkins, Pessoa et Philippe Beck, pour son poème-recueil « Lyre Dure », dont il nous détaille l’architecture, celle d’un bâtiment ou simplement d’un lieu dans lequel se déploient des strophes (des Lyres) qui engendrent le mouvement d’un monde qui a son origine dans le mouvement de la poésie déployée à l’intérieur de d’elle-même. Dans Lyre Dure, le chemin emprunté par le poème est descriptif-narratif, mais ce n’est pas un chemin qui mène quelque part, comme dans la poésie romantique, c’est un chemin dans lequel les accidents successifs nous montrent une orientation, mais celle-ci n’indique pas de terme, c’est une orientation intrinsèque (p.128) qui doit être suivie pour elle-même et non comme une finalité. L’Un-personnage, la femme aimée, devient dans le poème une variation infinie de ce nouveau lyrisme dont elle est à la fois le résultat et le moyen, la palette et la peinture, parce qu’elle est elle-même la documentation de sa propre unité (p.129), et à l’intérieur de ce monde c’est la poétique même qui est à l’œuvre, représentée par les outils laissés en place pour ceux qui liront ce poème, énoncés, maximes internes, points nodaux qui peuvent fonctionner comme des balises d’orientation à l’intention de ceux qui désirent se déplacer à l’intérieur de ce lieu.
Le dernier texte de ce livre est un entretien d’Alain Badiou avec Charles Ramond, dans lequel le philosophe revient sur le statut de la poésie contemporaine dont la fonction reste vouée à capturer la singularité de la présence du sensible, mais cette singularité n’est plus celle de la chose telle qu’elle se présente, elle doit au contraire rendre compte de la singularité du poème lui-même, singularité absolue (p.170) dans laquelle la langue s’entoure, ne laissant qu’un vide au centre de cette torsion du poème sur lui-même, un absolu de la singularité dans lequel le poème disparaît, remplaçant le « il y a » de la poésie classique par un évènement pur, le surgir pur, l’avoir-lieu sans épaisseur de l’évènement (p.171, 173), dans lequel Alain Badiou reconnaît au poème le rôle d’instructeur pour le philosophe, par son accueil de l’imprévisible, sa recherche de la singularité disparaissante qui anticipe sur certains développements de la philosophie contemporaine, et tout spécialement la doctrine de l’évènement d’Alain Badiou.
Vianney Lacombe
Alain Badiou, Que pense le poème, éditions Nous, 192 p. 20€.