(feuilleton) Cécile Riou, "Phrase unique", 9

Par Florence Trocmé

Lire la présentation de ce feuilleton et les épisodes déjà publiés en cliquant sur ce lien.
(…) sans qu’on puisse reprocher, par exemple, à l’aubergine d’être blanche et minuscule, comme un orteil gonflé et pris dans une gangue brune (une chaussette trouée ?), sans que l’on dise jamais, le nez calé au chaud entre drap et peau, pourquoi ça vous réveille, cette odeur qui n’est pas du café, qui n’est pas de l’orange pressée, qui n’est pas du savon de la douche, qui n’est pas de la poubelle oubliée la veille, non, pas du tout, qui n’est pas du couscous qu’on réchauffe trois fois trois fois dans le couscoussier du papa sympa de Panier Sympa, qui n’est pas l’odeur de halva chez Panier Sympa « c’est pour beaucoup ? alors ne bougez pas, je reviens », non cette odeur vous réveille, c’est l’odeur du jour de (…)
(…) travail, celui qui ne transpire pas à travers les mille trous du panier à couscous, celui qui ne gonfle pas la graine, car elle ne connaît pas le frottement de la paume du travail, elle ne connaît que le jeu de paume de l’huile d’olive, puis de l’eau et du sel puis au troisième tour du beurre et de la paume, elle ne connaît que la caresse du bouillon en volutes de vapeur à travers les mille trous du panier à couscous, elle s’ouvre la graine comme un visage qui soudain s’illumine d’une moustache de chocolat, qui disparaît d’un coup de langue, qui s’assombrit d’un coup de mot trop rêche, le travail c’est le contraire de celui qui s’opère «  en entrant dans la chambre, Roubaud posa sur la table le pain d’une livre, le pâté et la bouteille de vin blanc », alors que dans la chambre, pour le travail, je fais plutôt entrer un livre et une liasse de pages blanches, en me disant que tout est en place, le drap bien lisse, la page bien blanche, tout est (…)
(…) coupé en quartiers, l’orange préparée pour le bento, avec une pointe de gâteau au chocolat, qui ne s’effrite pas ni ne porte malheur , car on n’est pas demain, alors que je croise ma collègue et qu’on parle de nos fils, sans parler de l’éphéméride ni de la météo, que l’on ne se sent ni vieilles ni seules, ni éphémères, ni gagnées par l’effet mémère, ni ridées, que l’on parle de nos fils et que c’est moins lourd, si le bento avait été le mien je l’aurais partagé avec Sylvie, où ai-je lu que  la serviette glissée sous l’élastique rouge qui fait un bandeau sous les oreilles d’Hello Kitty n’essuiera pas les doigts poissés du jus de l’orange, tu as sorti le bento du cartable, il est resté sur la table, précaution inutile (…)
(…) contre le coup de barre dit de onze heures, l’anti-bouillon de, le coup de barre qui donne des petits coups dans l’estomac, lequel descend, sournois et de plus en plus creux jusqu’à l’empeigne, jusqu’à la tige de la botte, jusqu’au talon, alors plus rien de ce qu’on entend n’a d’importance, on a neuf ans et on attend la sonnerie qui dira cantine, la sonnerie plus tard qui criera récréation, on boit en attendant le bouillon verbal professoral, bouillon clair et morceaux, « regardez moi dans les yeux ! », en prenant garde de ne pas boire la tasse avec, on a dix-neuf ans et on tourne un bâtonnet en plastique dans un gobelet en plastique, c’est la pause, on a vingt-neuf ans et (…)