Etendu sur un matelas de coton blanc,
Je causais avec le krou Akan.
Il portait un sampot de soie marron
Et une veste à cent boutons,
Signes de sa position sociale.
Tapho était son nom patrimonial.
Chasseur invétéré s'il en fut,
Il passait des nuits entières à l'affût,
Immobile, malgré les piqûres
Il marchait sans repos ni nourriture
À la poursuite méthodique
C'était son unique ouvrage.
J'avais gagné son estime en l'écoutant.
D'après lui, les chasseurs blancs
Agissaient souvent en niais.
En les voyant, les bêtes riaient,
Disait-il. Devenu son ami,
Je lui avais offert un fusil
Pour remplacer son mousquet à pierre.
Les moindres nouvelles de son village :
Avait été foulé par des douzaines
Un autre jour, la tigresse de Donson-Tâ
Fut piétiné dans la boue
Par son éléphant indocile.
Comment Tapho connaissait-il
Mais ces informations anecdotiques
S'avéraient toujours authentiques.
Un matin, il m'emmena à Wat-Phou,
Et, disait-on, millénaire.
Les coolies piochaient le ressac
Des eaux tièdes du Bassac.
Notre pirogue glissait sur l'onde
Dans ce décor d'un autre monde.
Après huit miles, nous touchâmes terre.
Lances en main, les indigènes sautèrent
Du bateau et coururent vers la forêt
Dans un rythme rapide et discret.
Sous des lacis inextricables,
Ils chassèrent un fauve redoutable,
Puis firent cuire la viande, l'igname
Et le riz dans des marmites pendues
À un fuseau de lances. Ils ont bu
Force rasades de vin de palme.
Ensuite, pendant une heure,
Ils ont chanté en mon honneur.
Après ce charmant hommage,
Nous reprîmes le voyage
Et découvrîmes le palais des Phys,
Puis, derrière un rideau de bambous,
Au loin, nous aperçûmes Wat-Phou :
Quelques toits presque plats,
La flèche aigue d'un tat
Et des banderoles couvertes d'écrits
Destinés à éloigner les Phys.
Nous nous sommes installés au mieux,
Nos chevaux attachés à des pieux.
Typiquement laotiens, leurs harnais
En coton se composaient d'une bride,
Ornée de glands aux teintes acides,
Dont le mors, comme je le remarquais
Etait garni de forts piquants,
À coup sûr leur infligeant
Les coolies sont repartis en premier.
Ils lançaient des jurons
Nos grossièretés françaises,
Mêmes les plus outrageantes,
Paraissent tendres fadaises
Ou doux soupirs d'amantes.
Entre les iaos immobiles,
Des banians, ils évitaient les racines
Émergeant du sol des sentes alpines.
Ils sillonnaient entre les lianes enroulées
De grappes rouges, tels des bracelets
D'un strass étincelant.
Seuls les tigres Saï et Quan
Venaient en ces lieux écartés
Se battre comme des enragés
Pour une tigresse aux yeux de velours.
Aujourd'hui, le cobra noir, tel un dieu
Règne en maître absolu sur ces lieux.
Bientôt, sur la montagne légendaire,
Apparut le palais multi-centenaire.
Il était entouré de mille statues :
Singes coiffés de la mitre pointue,
Élégants princes Khmers,
Hommes à l'allure guerrière,
Femmes aux hanches voluptueuses,
Aux gorges gonflées, orgueilleuses.
Un sourire figé mais charmeur,
Eclairait leurs yeux larges et rêveurs.
Nos guides semblaient perdre courage
Dans ce silence d'un autre âge.
Chantaient depuis le départ,
S'étaient tu soudain. Arrêtés
Devant les sculptures de Bouddha,
Ils paraissaient déconcertés
Redoutaient-ils une vengeance des Phys
Irrités par la présence du blanc que je suis ?
Ces génies auraient-ils pu transformer
Nos guides en vaches laitières,
Ou ordonner à Fang-Bong, la panthère,
Les pèlerins psalmodiaient en continuum
J'imaginais les bonzes, en rangs serrés,
Gravissant les marches de grès,
Leur longue robe orangée
Balayant lentement le sol.
Ils tenaient haut leur parasol
Pour du fort soleil se protéger.
Je voyais les éléphants dressés
En cortège. Leurs queues balancées
Les cornacs, à moitié nus,
Perchés sur leur dos, tels des gnomes,
Flattaient leurs cous ridés, tendus
Vers les jeunes pousses de bambous.
Je songeais aux princes, debout,
Raidis dans leur sampot,
De khêns, et de tambours frappés
En quelle année la dernière procession
A-t-elle entrepris cette ascension ?
Les statues aux yeux de pierre
Qui me regardaient passer
Sauraient-elles m'apporter leurs lumières ?
Chargé de garder ce haut lieu,
Un grand bonze octogénaire,
Nous fit entrer dans le sanctuaire.
Tapho y déposa son offrande :
Une poignée de riz, une guirlande
Et deux ou trois bougies.
Qu'offrir d'autre à celui
Pour lequel le monde n'est qu'une ombre
Et ce qui l'entoure, l'ombre d'une ombre ?
Puis, nous nous sommes inclinés
À l'idée que chacun doit suivre sa voie
Avec constance, sans retour en arrière.
Ensuite, le bonze Satouck parla d'un seul jet :
" Sous le règne pacifique de Prack,
Le roi des cerfs, tous ses sujets
Pouvaient boire l'eau du Bassac
Sauf quand les tigres de Rayé, tous les mois,
Envahissaient les terres du vieux roi.
Prack ne savait comment soustraire
Son peuple de ce féroce adversaire.
Pendant plus de quarante ans,
Princes, marquis et commandants.
Étant donné son vieil âge,
Prack, lui, ne fut jamais pris en otage.
Mais se sentant devenir vieux,
Il choisit un disciple jeune et vigoureux
Et la vie conforme à la Loi.
A l'issue de la dernière leçon,
Prack lui dit : -"Mon garçon,
Maintenant, tu peux me remplacer."
À peine venait-il de prononcer
Ces mots que Rayé surgit
Au parc des cerfs et rugit :
-"Puisque la coutume, O Roi
De choisir à ma convenance
Une créature de ton engeance,
C'est ton disciple que je veux emmener."
-"Tigre cruel, je ne peux te le donner.
Et ton acte serait illicite.
Comme vient de se terminer
Mon œuvre, je me livre à toi.
Sera appliquée après ma mort."
Quand Satouck eut fini son exposé,
Deux bonzes au crâne rasé
Cette eau, corrompue trois fois,
Redevenue limpide trois fois,
Et peut, sans danger, être bue.
Le Sage pouvait s'abstraire
Longtemps me restera en mémoire
De Satouk la fabuleuse histoire.
Sous un ciel aux coulées
De pourpre et d'or mêlées,
Nos guides avaient cessé leurs chants.
Ils se passaient maintenant
De main en main une vieille pipe à eau
Comme un précieux cadeau.
L'ombre s'épaississait.
La nuit de la brousse commençait