Un demi-siècle, à peu de choses près. Le temps qu’il a fallu
pour qu’un fils, Emile Choulans, ose dire devant sa mère ce qu’il pense de son
père, comment il a vécu la tyrannie de celui-ci et ce qu’il en reste. Il a fallu
aussi que ce père, devenu invivable même pour celle qui a partagé sa vie en
fermant toujours les yeux, soit interné.
Parole de l’épouse : « Emile, dis-leur toi, qu’il n’avait pas de problèmes. »
Parole du fils : « Désolé,
maman. » Puis il raconte…
Nous sommes alors en 2010 et l’essentiel du nouveau roman de
Sorj Chalandon se passe en 1961. Emile avait 13 ans, son père cherchait à faire
de lui le membre d’une armée secrète sortie de son imagination fertile :
avec l’aide de son meilleur ami, Ted, un Américain proche de Kennedy, lui et
son organisation allaient liquider le général de Gaulle, traître à la France,
opération qui demandait une longue préparation, un rude entraînement, le
silence absolu, des serments définitifs. Pas de quoi arrêter un homme d’action
qui avait déjà été à l’origine des Compagnons de la Chanson, professeur de
judo, pasteur pentecôtiste, agent secret. Surtout agent secret, ce qui ne se
crie pas sur tous les toits même si on en tire une certaine fierté. Et impose,
après une longue hésitation, d’inscrire sur les fiches scolaires, derrière
l’indication Profession du père qui
donne son titre au livre : « sans ».
Comment un mythomane construit, autour de son fils, un
univers qui peut passer pour cohérent dans la tête d’un enfant, justifie la
violence avec laquelle celui-ci est éduqué virilement, c’est-à-dire avec une
violence à la fois physique et psychologique, comment le jeune garçon est amené
non seulement à croire ce qui lui est inculqué avec force mais aussi à le faire
partager à un ami d’école, c’est tout le propos d’un ouvrage à la cohérence jamais
prise en défaut. Un rouleau compresseur idéologique sous lequel les phrases
semblent s’éteindre, étouffées par la nécessité d’une respiration courte entre
les moments d’une action à laquelle il faudra bien passer. Tuer de Gaulle,
leitmotiv lancinant dont le lecteur perçoit l’absurdité dans un contexte
familial où l’on se berce surtout de mots et des illusions qu’ils recouvrent.
Profession du père n’est pas un roman de tout repos. On crie, on frappe, on complote. Et
le complot, s’il est la dérive la moins grave parmi les autres, est aussi celle
qui les justifie. L’implacable logique de la folie est à l’œuvre, elle exerce
son pouvoir sur un être qui n’a pas les moyens d’y résister, sinon en se
coulant dans cette logique, en acceptant comme une évidence l’idée qu’elle est
la seule possible. Puisque de toute manière on ne lui en pas proposé d’autre.