Limite déplie un chant minimal, qui berce, console, rassure : « qu’est-ce qui se dit/là encore/de vivre ». Ce dernier accompagne mais ne sauve pas. Il y a quelqu’un pour vivre, quelqu’un pour écrire, quelqu’un pour lire. L’écrivain écoute et retient, accueille, cueille et recueille quelques jours de la vie d’un homme fixés par l’étonnante solidité d’une langue qui, malgré les obstacles, les douleurs, les échecs, suit son cours. Une vie sous le ciel, mais une vie sans ciel, une vie de langue et une vie charnelle, qui entendent l’urgence sans y céder. Vie constituée de corps et de mots, de maladies et d’événements, de faits domestiques et de données naturelles (cailloux, pollen, pluie, terre battue, dune, sable, herbe, fleurs, sable, ficelles et brins). Les matières, toutes les matières, celles du monde intérieur, celles de l’univers, celles de la campagne, du jardin, de la plage, ces matières mêmes qu’on trouve dans les couleurs, dans l’évanescence, dans l’écoulement, dans ce qui ne se laisse pas saisir, mais que limite et circonscrit, pourtant, la langue porteuse et contenante d’Antoine Emaz : « mais c’est possible encore/d’écrire toujours/même court même si/le sourire doute ». Cette langue prend, effectivement. Pourtant elle n’arrache, ne vole, ne fige jamais : elle se contente de prélever ce dont elle a besoin pour cette mécanique précise et incisive, circonstanciée et juste, qu’est le poème. Le motif de la « barque » revient assez régulièrement : sans doute parce qu’il évoque le déplacement et l’assise, la liberté finie qui vogue à l’infini, la protection et l’aventure, la mesure dans l’immensité. Et je ne cesse de penser à ce titre d’Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, qui certainement doit figurer dans la bibliothèque du poète. La vie est un choix de voyages parfois immobiles : car le si proche, le contigu, tout ce qui est à portée de main, est proprement brisé et somptueux, évident et impossible, encore là mais déjà caché, ou en train de disparaître. L’ombre avance, c’est une force de destruction qui recouvre, mais aussi une lumière bleue noire qui ne sait pas son nom et qui n’a peut-être pas de nom : « seulement ça ». Elle découvre en tout cas la main qui progresse et parle, les mots rares et tenaces, fragiles mais non faillibles, ceux qui perçoivent ce que la vie vivante doit à l’absence et à la ruine, à la fatigue et au déclin : « à certains moments/ce qui s’est perdu/est plus là/que ce qui est/là ».
Anne Malaprade
Antoine Emaz, Limite, Tarabuste, 2016, 174 p., 15 euros.