Ce livre s’ouvre et se ferme sur deux textes « Sans date ». Autrement dit, l’origine et la destination temporelles des écrits réunis restent ouvertes. On n’a jamais vraiment su comment et quand ça commence (« graphie », terme liminaire : des signes et des idées), de même qu’on ne saura pas précisément quand et comment ça finira (« enfin », signe ultime : définitivement ? en conclusion ? ou bien s’agit-il de cet « enfin » qu’on utilise pour souligner ce qui arrive après une attente — ce qui arrive après une vie d’écriture — ce qui arrive après l’écriture de fragments vécus — ce qui arrive après la vie des mots ?). À l’intérieur du livre par contre, se trouve un cadre temporel, celui que balisent les références suivantes : « 10.08.2013 » et « 13.07.2015 ». Deux dates comme deux limites, c’est-à-dire, certes, des lignes de démarcation temporelle, mais aussi, dans un deuxième sens, une grandeur temporelle (le temps des hommes, l’éternité, la respiration du cosmos) de laquelle une autre grandeur (deux années de la vie d’un homme, la durée intermittente d’une conscience somatique qui observe le monde) peut approcher indéfiniment, sans jamais pouvoir la surpasser. Aucun texte, donc, ne surpasse l’éternité ni le hors-temps, mais chacun les défie en les traversant, en les approchant, en les mimant, en épousant leur mouvement incessant et cyclique, à l’image de la série initiale de Limite — proprement illimitée puisqu’elle finit sur un « etc. ». Sept textes (comme les sept jours de la semaine) qui disent la répétition indéfinie d’un flux et d’un reflux, celle d’une vague puis d’une marée qui lance, active ou provoque une autre mobilité, la genèse d’une phrase constellant l’archipel poétique que dessine progressivement le livre. Les textes œuvrent à une lisière et à une frontière qui longe et accompagne l’éternité à partir de l’instant, du présent, du quotidien. Et ce rapport, ou cet écho entre deux temporalités complémentaires, constituent la force et l’événement vibratoires de ce recueil entêté et entêtant, humble et vertical : « le cœur cogne/on tient à quel fil ». Question justement non ponctuée, comme s’il s’agissait aussi d’accepter que cet appel ne reçoive pas d’autre réponse qu’un murmure articulé, ce « peu de poids du souffle » qui paradoxalement soutient toute vie.
Limite déplie un chant minimal, qui berce, console, rassure : « qu’est-ce qui se dit/là encore/de vivre ». Ce dernier accompagne mais ne sauve pas. Il y a quelqu’un pour vivre, quelqu’un pour écrire, quelqu’un pour lire. L’écrivain écoute et retient, accueille, cueille et recueille quelques jours de la vie d’un homme fixés par l’étonnante solidité d’une langue qui, malgré les obstacles, les douleurs, les échecs, suit son cours. Une vie sous le ciel, mais une vie sans ciel, une vie de langue et une vie charnelle, qui entendent l’urgence sans y céder. Vie constituée de corps et de mots, de maladies et d’événements, de faits domestiques et de données naturelles (cailloux, pollen, pluie, terre battue, dune, sable, herbe, fleurs, sable, ficelles et brins). Les matières, toutes les matières, celles du monde intérieur, celles de l’univers, celles de la campagne, du jardin, de la plage, ces matières mêmes qu’on trouve dans les couleurs, dans l’évanescence, dans l’écoulement, dans ce qui ne se laisse pas saisir, mais que limite et circonscrit, pourtant, la langue porteuse et contenante d’Antoine Emaz : « mais c’est possible encore/d’écrire toujours/même court même si/le sourire doute ». Cette langue prend, effectivement. Pourtant elle n’arrache, ne vole, ne fige jamais : elle se contente de prélever ce dont elle a besoin pour cette mécanique précise et incisive, circonstanciée et juste, qu’est le poème. Le motif de la « barque » revient assez régulièrement : sans doute parce qu’il évoque le déplacement et l’assise, la liberté finie qui vogue à l’infini, la protection et l’aventure, la mesure dans l’immensité. Et je ne cesse de penser à ce titre d’Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, qui certainement doit figurer dans la bibliothèque du poète. La vie est un choix de voyages parfois immobiles : car le si proche, le contigu, tout ce qui est à portée de main, est proprement brisé et somptueux, évident et impossible, encore là mais déjà caché, ou en train de disparaître. L’ombre avance, c’est une force de destruction qui recouvre, mais aussi une lumière bleue noire qui ne sait pas son nom et qui n’a peut-être pas de nom : « seulement ça ». Elle découvre en tout cas la main qui progresse et parle, les mots rares et tenaces, fragiles mais non faillibles, ceux qui perçoivent ce que la vie vivante doit à l’absence et à la ruine, à la fatigue et au déclin : « à certains moments/ce qui s’est perdu/est plus là/que ce qui est/là ».
Anne Malaprade
Antoine Emaz, Limite, Tarabuste, 2016, 174 p., 15 euros.