L’artiste Maurizio Cattelan a placé en 2010 au devant de la bourse de Milan son oeuvre : un gigantesque doigt d’honneur de 11 mètres pesant plus de 6 tonnes. Devant ce manifeste d’une rancoeur à peine masquée, on pourrait croire que la communauté des artistes contemporains a une dent contre le monde financier et ceux qui la constituent. C’est peut-être le cas, mais cela est loin d’être réciproque.
Une ascension fulgurante
Pour la plupart d’entre nous, quand on visite une galerie d’art contemporain, c’est pour se fendre la poire un bon coup. Mais pour certains banquiers, cela est devenu manifestement bien plus sérieux. Par exemple, la BNP Paribas Wealth Management a ouvert en 2010 un département dans le conseil pour l’investissement dans l’art contemporain, car la banque est soucieuse de proposer un service de qualité … Qu’il s’agisse d’acheter un carré blanc sur fond blanc ou pas. Il est aussi impossible de passer à côté de la collection de la Société Générale qui a regroupé 350 oeuvres et 700 lithographies depuis 20 ans, exposée à la Défense. Et cette présence des banques et des sociétés de gestion d’actifs dans ce secteur a une raison simple, le contemporain est très rentable sur le long terme.
Le PDG de BlackRock (le plus grand fond d’investissement au monde), assurait en Mai 2015 qu’avec l’achat d’appartement dans les grandes capitales, « l’acquisition d’oeuvres d’art contemporain est devenue l’un des principaux moyens de protéger son patrimoine ».
Le fait est que l’art contemporain a connu une progression fulgurante, surtout au début des années 2000 : le marché a progressé de 806% sur la simple période de 2000 à 2004 et globalement de 1370% de l’année 2000 à aujourd’hui. En 2007 une bulle a fait grimper les prix de 43% sur l’année, pour ensuite éclater avec l’avènement de la crise financière.
Rassurez-vous, ce marché s’est largement remis de ses séquelles depuis : il a pesé presque 2 milliards de dollars en 2015. Le secteur du contemporain n’a jamais été aussi compétitif et spéculatif. Et comme pour toutes les autres formes d’art, la renommée de l’artiste fixe le prix : on se retrouve ainsi avec 3 artistes, qui à eux seuls génèrent presque 20% de ce marché. Mais cela n’empêche pas d’autres de faire fortune avec des oeuvres plus « originales » les unes que les autres …
Easy money
Au palmarès des ventes records, l’oeuvre d’art contemporain s’étant vendue la plus chère pourra amener certains à relativiser jusqu’au prix d’une scolarité en école de commerce. La vente de « Balloon Dog » de Jeff Koons s’est conclue à 39 millions d’euros. A ce prix là, l’acheteur aurait pu acheter à Mme Joy Douglas (qui vit dans l’Arkansas) 51 813 fois son chien teint en rose mit en vente à 750 dollars sur internet. Ainsi il aurait bénéficié d’une valeur ajoutée affective 51 813 fois plus importante, enfin … Il me paraît utile de rappeler que Jeff Koons était courtier à Wall Street avant de trouver son bonheur dans l’art contemporain, d’où surement son talent pour vendre n’importe quoi à n’importe quel prix.
Dans un tout autre registre, il y a Piero Manzani, qui en 1961 à la suite d’une révélation divine a trouvé l’inspiration : chier dans une boîte de conserve de 30g, fermer le tout, et le nommer « Artist’s Shit ». Il faut donc croire que le ridicule ne tue pas ! Et pour Piero le ridicule a même payé : cette oeuvre d’art vaut aujourd’hui plus de 30 000 euros.
Ça nous est tous arrivé, pendant une période difficile ou non, de rester dans notre lit pendant une éternité, d’entrer en totale hibernation. Fumant cigarette sur cigarette dans le lit, et commandant des pizza pour éviter d’en sortir, tout en attendant que la mort nous gagne. C’est aussi arrivé à Tracey Emin, sauf que lui, c’est un artiste ! Il a donc délimité une zone autour de ce même lit : son oeuvre touchait à sa fin, il a appelé cela « My Bed ». Prix du foutage de gueule : 2,54 millions de livres sterling.
Le fameux « Carré blanc sur font blanc » de Kasimir Malevich, dont il est inutile de donner une photo, puisque c’est une toile blanche, a lui été estimé à un million de dollars. Ça frise le ridicule, voir l’insolence. Mais il faut croire que le prix réside dans l’idée …
Et pour clore le tout en beauté, il faut revenir aux origines de l’art contemporain. Une des oeuvres d’art les plus controversées du XXème siècle fut la « Fontaine » de Marcel Duchamp. Un urinoir acheté en 1917 qu’il a renversé. Acheté à 1,8 millions de dollars en 1999, cet urinoir est estimé à 2,5 millions aujourd’hui. Essayons un moment de comprendre …
Le problème est de définir à partir de quand un objet devient de l’art, quel qu’il soit. Et le point de vue de nombre de ces artistes est de considérer qu’a partir du moment où un support est sortit de son utilité première pour former un signification différente, voir aucune : c’est de l’art. Le processus de création est alors complètement bouleversé. Retour en classe de philosophie de Terminale. L’art est intrinsèquement constitué de deux composantes : le beau et la technique. Le beau ayant toujours été par définition ce qu’il y a de plus subjectif, la technique a pendant longtemps fait office de mesure de la qualité d’une oeuvre. C’est dans cette idée que l’art contemporain se démarque, le beau et la technique perdant toute importance dans le processus de création, la signification devient alors centrale. Mais la encore, la signification que l’on peut trouver à une oeuvre est propre à chacun ; même si l’artiste, lui, n’en a pas trouvé.
Enfin bref, il n’en reste pas moins qu’avec la signification que certains acheteurs arrivent à trouver à des oeuvres contemporaines, les prix ont explosé, et se retrouvent parfois bien loin de la vraie valeur de ces oeuvres …
Et si ce n’était qu’une bulle ?
Si le marché du contemporain a pesé 1,9 milliards de dollars en 2015, il pourrait bien ne pas dépasser les 1,4 en 2016 selon Artprice. Pour cause, la Chine se retire massivement, se reportant sur l’art classique. C’est le pays qui en était le plus friand avec les Etats-Unis (35% de part de marché chacun). Les investisseurs chinois n’ont plus confiance en la sûreté de l’art contemporain. Car comme le montrait le graphique l’évolution de l’indice des prix (plus haut), c’est un marché hautement volatile ; et mises à part celles d’une dizaine d’artistes, il est très difficile de prévoir la valeur d’une oeuvre.
Si l’art contemporain s’est tant revigoré depuis 2008, c’est car c’est un moyen optimal de dissimuler son patrimoine et de faire fuir ses capitaux pour les investisseurs des pays émergents (Brésil, Chine, Inde, Russie). Et même en France : les objets d’art ne sont pas soumis à l’ISF. De ce fait, l’art en général a connu une inflation très importante depuis la crise. Et avec l’entrée en récession du Brésil et de la Russie, ou encore la mauvaise santé économique de la Chine ; plusieurs sont ceux qui croient progressivement à l’éclatement de ce qui ressemble de plus en plus à une bulle. Surtout quand la Fed aura inévitablement remonté ses taux …
Finalement, Maurizio Cattelan devrait plutôt essayer de vendre son gigantesque doigt d’honneur aux financiers milanais avant que son prix ne se soit définitivement effondré …