Même s'il y eut entretemps quatre albums (deux " jeune public ", un piano-voix fait de reprises ainsi que la recréation des Nuits noires de monde avec le groupe Évasion) le précédent disque de Michèle Bernard, Le nez en l'air, remonte à il y a pile dix ans. Est sortie en début de cette année une anthologie, Sur l'infini des routes, où chacun des trois disques la composant est une piste pour envisager l'œuvre de la " Mimi de Saint-Julien " : le métissage et l'exil, l'amour, l'espoir et le quotidien.
Avec notre partenaireQuotidien et espoir, justement... Même si l'espoir y est, il faut longuement le chercher, fragile, ténu, dans ce nouvel album qui, à plusieurs titres, s'inscrit dans le prolongement des Nuits noires de monde. Et pas seulement parce que deux chansons y sont interprétées avec les cinq femmes d'Évasion.
La vie est ce qu'elle est, " tout comme avant mais en pire ". " Et Yvette elle en a marre / D'regarder Plus belle la vie / Elle en a même plus envie / D'tous ces trucs qui la mènent en bateau / Sans que jamais elle ne voit une goutte d'eau ".
D'une chanson l'autre, Michèle Bernard change la focale, l'angle de prise de vue pour ausculter, entrer dans nos vies pas folichonnes. Ici c'est l'intime de la morne existence d'Yvette ; là un déluge de bombes sur Alep : le souvenir du savon, de l' " eau douce des hammams ", y est brisé par les carnages de cette ville en siège, en ce monde hébété. L'eau des bains est bain de sang. Ici comme là, la vie se cherche, fatiguée, résignée...
Michèle Bernard consigne le temps présent. Ses malaises, sa dérisoire futilité, sa cruauté, ses promesses jamais tenues. Un temps où on nous laisse juste l'illusion d'en être acteur : en cliquant devant son écran, se donnant l'illusion d'agir sur la marche du monde, d'en corriger les malheurs : " Je clique pour que les baleines / N'échouent plus dans nos rouges à lèvres (...) Je clique pour qu'au Pakistan / On n'balance plus d'acide sur le visage des filles... "
Certes, dans ce monde écroulé, hébété, il y a bien des oasis, havres de paix, petites aspérités auxquelles on tente de s'accrocher. Comme la rivière, la rose et la belle, qui sont ce qu'elles sont " pour rien, pour personne / juste pour la beauté du monde ", convoquant en nous un peu de la permanence du temps, de l'éternité aussi, hors de la folle marche du monde : avec ce titre, Michèle Bernard n'est pas loin de ces chansons traditionnelles polies par le temps, qu'elle tient pour être les plus belles. C'est assurance, réassurance car " Des fois j'en ai marre de courir les routes / Des fois j'y crois plus / Des fois je doute de ce foutu métier / Des fois j'désespère... " nous avoue-t-elle. Intervient alors, comme dans un conte de fait, la bonne fée Anne : " Tu sais ça vaut la peine / Au bout des ch'mins il y a la scène ". Très beau duo entre notre chanteuse et sa marraine Anne Sylvestre, tellement évident qu'on n'y avait pas pensé, persuadés que nous sommes qu'hors des sillons des disques il a toujours existé... Ça redonne la pêche, l'énergie. A elle, à nous.
Michèle Bernard est de ceux qui savent avec talent fixer le temps dans leurs chansons, comme l'ambre emprisonne pour l'éternité le malheureux insecte. A les écouter, défilent en nos oreilles des vies banales face à l'abime de notre existence, des vies qui appellent cette beauté qui trancherait tant avec le gris, l'aventure. Souchon parlent de foules sentimentales. Avec d'autres mots, Michèle Bernard ne chante pas autrement, juste armée de tendresse pour vainement tenter d'inverser l'inexorable, bousculer ce monde, le remettre un peu d'aplomb. " Demain on s'ra vieux / Demain on s'ra morts / Serrons-nous plus fort ".