Jouer Avec Les Enfants

Publié le 20 novembre 2016 par Hunterjones
...de tout manière, tu vas être su'l marché ben vite...
-R.Ducharme, Les Bons Souvenirs
Le juge du concours télé savait que son été 2017 allait être chargé.
Enregistrement d'album pour lui, mini tournée, lancement d'album, tournée plus généreuse en date selon les ventes... Il n'aurait aucun temps pour mentoriser quiconque.
Il ne serait pas disponible. Il avait avisé l'équipe télé et on lui avait parlé du scénario. À l'automne 2016, il était juge dans un concours télévisé qui allait récompenser un enfant d'un contrat d'enregistrement de disque l'été suivant. Trois juges, trois équipes d'une poignée de chanteurs-enfants. Que l'on élimine semaine après semaine sans trop de justification claires, mais infligeant toujours de sourdes peines.
L'équipe de ce juge allait donc être, sans qu'elle ne le sache, l'équipe des enfants sacrifiés. Puisque personne au sein de cette équipe ne gagnerait le concours, c'était décidé d'avance.  Ce juge avait en apparence moins de pression pour faire ses choix, mais il se sentait juge de paille tout de même. On fait bien croire que c'est le public qui vote, vers la fin, mais ce n'est jamais vrai. On remplit les coffres et c'est justement parce qu'il faut que ces coffres ne soient jamais déficitaires, que le choix final sera d'abord et avant tout un retour sur investissement. Avec assurance de gain sur le capital. On perd déjà assez d'argent sur d'autres shows...On ne laisserait pas le public nous faire chier en votant pour un Donald Trump musical!

Le juge ferait les choix politically correct dans son équipe. Traînant celui-ci une ronde plus loin parce qu'il est plus dodu, et que les victoires dans sa vie furent rares. Traînant celle-là parce qu'elle avait été victime d'intimidation, mot à la définition de plus en plus vague. Traînant l'autre parce que c'était le fils de chose, comédien-enfant maison de la station, alors aussi bien le garder longtemps à défaut de l'avoir payé décemment les premières fois. Un ascenseur, ça se renvoie.

Dans ce trio de jeunes chanteurs, le juge choisirait l'invendable. Celle qui n'aurait fort probablement jamais de carrière, mais aussi celle qui n'avait jamais été choisie dans les équipes de sports, ni dans les classes comme présidente, ni complètement acceptée dans la troupe de danse, ni même choisie amoureusement par un garçon.
Celle qui n'avait que 9 ans. Contre une candidate de 14 et un autre de 16.
Petite lumière pour chandelle courte.
L'urgence à sortir de l'enfance se gère tôt à Plastic City.
Le juge choisissait aussi celle donc la région pouvait remplir les coffres lorsque viendra le temps des votes. Il était le juge payant de l'émission. Comédien à la petite semaine, baignant dans la complaisance lors des émissions-propagande de 30 minutesde la semaine, servant à la fois de publicité déguisée, et à la fois d'unité de mesure pour l'animatrice, dont le mari veut des enfants, mais qui elle, ne voit pas où les insérer dans son plan de carrière; le juge profitait de ce rappel en semaine pour jouer au cabotin pour la caméra. Et oublier qu'il dupait la jeunesse et leurs familles. Qu'il était l'ampoule de nuit et que ces enfants en étaient les insectes qui volent autour. En venant se brûler dessus.

On plaçait les candidats dans des souliers d'adultes, déguisant les garçons, le soir de la prestation filmée, en petits princes qu'ils ne seraient jamais, et les toujours plus variées filles, soit en princesses, soit en poupées, soit en Ariana Grande. Ce qu'elles seront peut-être.
Le juge n'avait plus la même étincelle dans l'oeil. Jouant le même rôle chez les adultes, il s'était convaincu de son rôle en se disant que "la game" ne s'apprenait jamais trop tôt. Jouant le même rôle chez les adultes, par les années passées, il savait que d'inévitables rêves seraient brisés. Il fallait leur faire la peau dure, tout de suite.

Il savait aussi que le choix des chansons n'était que du placement commercial de la part de la station, alors il ne fallait pas qu'il tombe des nues de se choisir une équipe de jeunes chanteurs, condamnés à la seule vitrine dominicale.
Ce qui n'était pas tout à fait vrai.
Il seront tous inclus dans la tournée de la machine à imprimer des sous l'été prochain, de toute manière.
Une machine qui paît bien le juge pour se taire aussi.

Et qui les fera rouler à la une des journaux, magazines, dans les talk-shows du matin et qui sera peut-être autant d'échos les ostracisant de leur vie d'enfant-ado, mais qui au moins leur aura donné le 15 minutes de gloire promis par Andy Warhol.
Ils seront fiers de dire en 2031 "moi j'ai chanté à la télé".
"Mais je le connais pas ton juge" leur dira-t-on. "C'était un chanteur, lui aussi?"