(feuilleton) Cécile Riou, "Phrase unique", 6

Par Florence Trocmé

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(…) quoi d’autre que la moitié de citron, grumeleuse et mêlée d’orange sanguine qui fait ici frissonner la narine, qui vous tire du lit doucement, la phrase continue ici et c’est le maraîcher que vous retrouvez sous sa moustache triestine et ses boucles blanches et qui vous reconnaît et qui vous salue d’un « buona serata » après le « buona giornata » du matin, il a glissé deux mandarines et une fleur de courgette dans vos emplettes, qui font deux trous rouges au côté du jaune froissé ; la phrase se poursuit et rencontre Saba dans sa librairie propre, pas rue de la reine de Sicile mais « via San Nicola », et décide que la phrase de Saba allait être absolument voyante, et française (…)
(…) et carroyée ainsi que le mouchoir de batiste, douce et résistante, qui s’enveloppe au matin de saveur de brioche grillée unilatéralement dans la poêle, perceptible justement grâce au mouchoir qui non content de constituer une nappe élégante quoique minuscule pour cafetière Bialetti de type Alice après l’ingestion du biscuit et pour petit déjeuner à l’italienne, c’est à dire pas très solide mais très odoriférant, remplit également son office premier qui n’est nullement associé à des essuyages de larmes tristes à Trieste puisqu’elles n’existent pas (sinon de rire), mais bien le décongestionnage d’une rhinite saisonnière et affaiblie par l’iode adriatique, et si « sur ce dont je ne peux parler, j’ai obligation de me taire » (clausule du Tractatus de Wittgenstein), alors sur le contenu de la batiste faite furoshiki, je ne dirai (…)
(…) je ne dirai rien des deux billets verts larges et lisses, qui nous sont inconnus, totalement inconnus et inodores, d’ailleurs non olet, vous vous demandez si ces Autrichiens vêtus à l’autrichienne, pourtant ce n’est pas carnaval, cachent dans la doublure de leur culotte de peau de cerf, dans leurs hautes chaussettes, sous leur chapeau à plume des liasses de billets verts, de grosses coupures de cent qui gonflent étrangement leur manteau à plis creux au dos, sur le devant du loden de laine bouillie à boutons d’argent vieilli, brodé de fleurs d’Edelweiss et de bouquets colorés de vert et de rouge, alors que sur le quai de la gare de Bolzano, deux policiers malmènent de main de brute deux voyageurs, clandestins sans doute, et le déploiement de cette force aux yeux clairs, aux cheveux courts me glace, moi étrangère aussi, j’hésite un instant à monter dans ce même train, mes yeux clairs font passeport et billets puis me brûlent, j’accuse la neige et les lumières de la ville, où ai-je lu que tous les hommes étaient égaux, dans mon portefeuille se trouvent deux gros billets verts, étrangeté étrangère aussi vrai que (…)
(…) dans son carton-boîte, mon livre de Saba à la couverture dorée sur peau bleu marine rencontre une autre boîte de carton, glacé celui-ci, contenant un autre livre de poésie, doré sur peau rouge celui-ci et s’ils se parlent à travers leur carton, c’est d’un chien assis dans la nuit, d’un vieillard videur de coupes, de la fourmi prudente et de la neige polymorphe et ces deux-là trouvent sur la tablette de train la complicité voyageuse de ceux qui ne s’occupent pas des billets, quoique « le dimanche les gens payent en liquide », du bleu et du rouge la poésie coule de source sure (…)