Arnaud Desjardins a écrit un magnifique chapitre à propos du « prix à payer », en écho à la parole de son maître Swami Prajnanpad : « vous aurez à payer tout le prix ».
Telles qu’énoncées par de grands maîtres et veilleurs cités par Arnaud dans ce chapitre, les descriptions impressionnantes, voire terrifiantes, du prix à payer pour la libération sont, si nous n’y prenons garde, susceptibles d’alimenter notre romantisme spirituel (« êtes vous prêt au risque de la folie, du démantèlement du moi » , etc etc … ) ; par là même de maintenir ce « prix » dont il s’agit pourtant bien de s’acquitter, à distance, bien loin : une épreuve mystérieuse et ultime à affronter un jour, quand l’éveil, tel mon prince, viendra….
Il y a pourtant un prix qu’il m’est proposé de payer à chaque instant et dans des circonstances a priori bien ordinaires :
chaque fois que je choisis en conscience de ne pas faire le jeu de ce que l’on nomme l’ego et le mental, chaque fois que je décide d’agir plutôt que de réagir - ce qui dans certains cas peut d’ailleurs signifier ne rien faire, m’abstenir de prononcer la parole, d’écrire la réponse ou de manifester l’attitude que le vieil homme en moi brûle d’exprimer- chaque fois donc que l’homme nouveau en moi prend le contre pied du vieil homme, de l’homme mécanique, alors je paie le prix.
Chaque fois que mon intention de pratique s’affirme à rebours de mes fonctionnements automatiques, je paie le prix.
Je m’acquitte en tout cas d’un versement du « grand prix ».
Nos fantasmes d’« éveil subit », de « réalisation radicale » nous font miroiter un instant magique , un moment de « bascule » à la faveur duquel tout le prix serait payé d’un coup, en un seul et grandiose versement.
Il se peut tout à fait que de tels instants prennent place , que certains êtres humains aient effectivement vécu un moment entre tous ressenti comme « le » moment .
La littérature spirituelle présente bien des témoignages de cet ordre, certes de valeur et de force inégales. Outre le flou entretenu et les questions soulevées quant aux suites d’un tel moment - s’agit il d’un retournement « définitif » ou d’une expérience temporaire, et quoi qu’il en soit un travail ne se poursuit il pas « après » ? - nombre d’enseignants et témoins ( qui tendent à être occultés en ces temps où la mode est à « l’éveil express » ) ont présenté ce moment comme la culmination de très nombreux moments de pratique, de toute une vie de maturation, même s’il est vrai que le tout est toujours plus que la somme des parties et que l’addition ou l’accumulation des « pratiques » ne saurait en elle même aboutir à un résultat les dépassant radicalement.
La formulation même selon laquelle nous aurons à payer « tout le prix », ou « l’intégralité du prix » - the full price - suppose une possible gradation dans l’acquittement du dit prix. Pour user d’une image certes bien imparfaite, je suis plus ou moins propriétaire de ma maison au fur et à mesure que j’en rembourse le crédit. Mais je n’en suis vraiment et intégralement propriétaire, sans plus aucun compte à rendre à la banque, qu’une fois l’ultime versement effectué.
Et chaque versement compte.
Pour garder encore l’image (à maints égards contestable mais pédagogique) du crédit immobilier, le prix à payer ne l’est pas (à payer) plus tard, un jour, quand je serai apte à payer comptant (pour garder l’image de la maison achetée) mais de suite, régulièrement, avec des possibilités d’accélérer ou de ralentir ma cadence de remboursements.
Chaque acte de pratique réel me fait changer de niveau d’être, opère en moi une transformation. Aucun « versement » n’est perdu.
Payer, c’est toujours se délester de quelque chose, renoncer à une valeur à mes yeux moindre au nom d’une valeur pour moi supérieure. Ne pas, par exemple, vainement répliquer à une pique, ne pas agir sous le coup d’une émotion, et ce faisant ne pas me laisser aller à la pente de la mécanicité ordinaire, c’est toujours renoncer à la valeur moindre de celui en moi qui ne veut que triompher, dominer, avoir le dernier mot, au nom de la valeur supérieure de la liberté.
Je m’acquitte d’un versement du prix à chaque fois que, choisissant la pratique, la conscience plutôt que l’automatisme, la reliance au plus grand plutôt qu’au plus petit, la perspective plutôt que le « nez dans le guidon », je me rapproche non seulement de l’heure de ma mort mais aussi de celle de ma résurrection.
Gilles Farcet
(source : FB)
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