Je lis parfois un poème comme je lis un roman. Et sans comprendre. J’écoute parfois un poème comme j’écouterais un morceau de musique – si j’en écoutais.
A cinq heure et demie du matin, sorti dans la brume d’avant le jour, j’entends le rossignol, le ruyseñor espagnol, l’oiseau dont le chant est un ruisseau.
Je regarde parfois un poème comme je regarde un tableau.
A cinq heure et demie du soir, le jour dure. On voit au-dessus du Mont Ventoux la couronne de pétales de rose de ceux que l’Egypte nommait « les justifiés d’Osiris », si belle dans les cheveux ou entre les doigts des morts dans les portraits du Fayoum. On comprend que c’est cette couleur rose, quelquefois aussi posée sur une robe, une étoffe légère, qui, de ces portraits, sans parler des regards, vous émeut le plus. Cette touche de rose ; cet épi rose dans la main des jeunes morts.
Je vis parfois un poème comme je vis une émotion forte.
Le rire d’un enfant comme une grappe de groseille rouge.
Je lis parfois un poème pour saisir l’indicible.
Imagine quelqu’un d’enfermé dans une pièce hermétiquement close, sans issue possible, sans aucune porte ou fenêtre à fracturer, pire qu’une geôle dans un « quartier de haute sécurité » – et qui y découvrirait soudain, invisible jusqu’alors, un fauve, ou un ennemi sans pitié, ou rien qu’une ombre agressive, avançant lentement vers lui. Ce qui est radicalement sans issue, imparable, inéluctable. Tel est le combat, radicalement inégal, de l’agonie. Telle du moins elle était, puisqu’on peut désormais nous l’épargner, ou en atténuer, artificiellement, les morsures.
Je lis parfois un poème pour espérer.
Paroles, à peines paroles
(murmurées par la nuit)
non pas gravées dans la pierre
mais tracées sur des stèles d’air
comme par d’invisibles oiseaux,paroles non pas pour les morts
(qui l’oserait encore désormais ? )
mais pour le monde et de ce monde.
Je lis parfois un poème pour qu’il parle à ma place.
Une buse monte en lentes spirales dans la lumière dure de l’avant-printemps. On taille le grenadier, dont les épines acérées vous éraflent les mains. Contre toutes les espèces d’absurdités qui, elles, vous feraient vous effondrer sur place.
Je lis souvent sans comprendre jusqu’à ce qu’enfin un vers réponde en écho au poème précédent, et donne à l’ensemble du recueil sa cohérence et sa raison d’être. Il en va ainsi du contact d’une pierre froide dans un vers de Philippe Jaccottet.
Notes du ravin – Philippe Jaccottet
Fata Morgana, 2016, 60 p.
Première publication : 2001
Challenges concernés