J’écris une note de suicide interminable. Ainsi débute le dernier texte de Christophe Esnault. Il se clôt ainsi : Ce qui te détourne du renoncement à vivre, appelle-le « rencontre ». Une façon de dire, en écho à Sarah Kane, qu’il écrit depuis la mort, sa mort, la nôtre. Le recueil est en effet un hommage à cette poète et dramaturge radicale suicidée à vingt-huit ans, à son 4.48 Psychose, posthume, mais aussi à Manque dont le titre a inspiré le nom du duo littéraire et musical Le Manque (Esnault et Fondeville).
Il y a un an, dans le film cru et émouvant de Brice Vincent, Portrait impudique d’un drogué amoureux, Christophe Esnault mesurait (grâce au mètre de couturière de sa mère) cent trois centimètres de littérature, revues et recueils compris, sans compter une soixantaine de chansons et une trentaine de clips réalisés par le fameux groupe Le Manque. Il a grandi encore en signant chez Tinbad, un nouvel éditeur audacieux et ambitieux, confiant en ses auteurs, Mythologie personnelle, opus paradoxal à plus d’un titre.
D’une part l’oxymore carambole l’univers et le moi, l’héroïsme de toute une culture rassemblée autour de récits fondateurs et un laissé pour conte (étymologiquement, contare, raconter, c’est aussi computare, « compter »). L’écrivain, ici, inapte à participer à la gloire terrassante du consumérisme le plus avilissant (le trafic de migrants fait monter le PIB), crée, avec ses comparses, un univers de sublime looser à l’humour corrosif, au désespoir tendre, à la mélancolie erratique. D’autre part le titre s’enracine dans les années 70 où la bourgeoisie triomphante, qualifiée par Barthes, dans la postface de ses Mythologies, de « société anonyme », indistincte et en mal de récit collectif, échafaude des mythologies propres fondées sur tout un système matérialiste qui entend récupérer le lustre des dynasties effondrées depuis le XIXe siècle. On n’en attendait pas moins de Christophe Esnault qu’il confisque à la bourgeoisie, peut-être à son insu ou instinctivement, son désir de se dorer le blason pour se couvrir personnellement d’or-dur, inusable, non jetable, pour s’ériger en personnage qu’il est authentiquement, non pas face bien sûr à des royautés défuntes, ni même à une bourgeoisie dont il n’a que faire, mais face au néant que ces dernières, bien d’autres avant elles et bien d’autres après, exsudent siècle après siècle à travers le corps meurtri de leurs esclaves. Jusqu’à ce que le poète soit assassiné pour cause de désordre, la poésie, même refusée par les organismes patentés, demeure inaliénable si elle refuse de se prostituer à la poéréalité (Jacques Tati, reviens !, Béla Tarr, tu nous as abandonnés) ou aux causes journalistiques du moment pour espérer inscrire son nom si fragile dans l’histoire. Le Manque de nom dans l’histoire pourrait bien être la suprême mythologie contemporaine, un grand blanc de sens, une virginité, un signe muet à incarner à la surface du puits béant que creuse le vortex où nous sommes abîmés. Le récit est piégé par des hasards objectifs et le poète se demande comment échapper au regard électronique totalitaire, comment exister, s’incarner sur terre, s’écrire pour se taire.
L’écriture de Christophe Esnault est volontiers potache, provocatrice, obscène, suicidaire. Chez Dada, il eût fait fureur. Elle sait aussi être tragique, lyrique, intime, sans se départir de sa composante mutine comme dans ce Mythologie Personnelle qui, dans la foulée dadaïste et surréaliste, se propose de répondre à quatre des cinq questions posées par André Breton au cours de ses enquêtes de 1919 à 1933. Pourquoi écrivez-vous ? Le suicide est-il une solution ? Quelle sorte d'espoir mettez-vous dans l'amour ? Quelle a été la rencontre capitale de votre vie ? et de les assortir de poèmes visuels sous forme d’aphorismes encadrés comme des faire-part de décès.
On se demande pourquoi l’auteur a écarté la deuxième question de Breton en 1922 : Que faites-vous lorsque vous êtes seul ? La sottise des réponses reçues pour la première (Pourquoi écrivez-vous ?) incitait la revue Littérature à pénétrer les tréfonds d’un lecteur qu’il fallait secouer. Ce manque, ou cette disparition est éloquent(e) si l’on considère que Christophe Esnault ne cesse de répondre à cette question au fil de ses films et de sa dizaine de recueils. La solitude dans son mouroir de Chartres, il le dit dans son autoportrait, prépare à la foudre de ses rencontres amoureuses et lointaines, prépare au déplacement de tout l’être, recharge l’énergie nécessaire à ne pas mourir. Nager enfermé dans un sac de toile stimule la volonté.
Une chronique ne saurait remplacer un livre — seuls comptent les livres qui ne sont pas écrits — mais permet d’esquisser un contexte et de mettre en lumière ce qui touchera des lecteurs déjà acquis mais aussi, espérons-le, des lecteurs mal affranchis. Elle attire l’attention sur une singularité méconnue. Je me juge coupable d’exhiber mes haillons de survivant. Du moins ces haillons ont-ils jadis vêtu une horde d’écrivains de génie dont Lautréamont que l’auteur salue, et l’écume s’accouple au rocher millénaire dans la plus grande des pudeurs, parmi tant d’autres, car Esnault est un dévorateur passionné de littérature.
Je n’aime pas personnellement tout ce que l’auteur a écrit, tenté parfois par des éructations ou impudeurs faciles, des incriminations adolescentes ou brusquant une langue qu’il ne voudrait pas trop belle. Trop de lumière tue mon verbe. Tout pas dans la création cependant nourrit le suivant et c’est grâce à ces manques que l’œuvre d’Esnault progresse. Ne pouvant s’en passer, elle se construit sur ses destructions, ses simulacres de suicides. J’oppose de toute ma carcasse une négation chargée d’effroi. Contre la déconfiture de la littérature de gondole, elle s’écorche pour se redresser. J’écris toutes veines ouvertes. Elle attente à ce qu’elle aime par la violence des mots, la drogue ou les médicaments. Elle se tue à se dire. Au fond, courbée sur le mioche abandonné, elle célèbre la tendresse de l’intellect : Pour approcher la lucidité, il est nécessaire d’avoir fait ses armes dans une famille de chauve-souris et l’Amour : L’exception (la rareté) de l’amour gambade et se mêle à nos pas chancelants. Amour et Littérature se conditionnent dans une urgence respiratoire au point de donner lieu à une écriture qui, se cognant au grand mélange des genres, du grotesque au subtil, en passant par la forme étranglée de l’aphorisme, n’a de cesse de traquer la pureté d’une mort prévue à quatre heures quarante-huit.
Puisqu’Il faut d’abord tuer la peur de se rater, gageons que Christophe Esnault ne se loupera jamais en littérature. Il est de l’étoffe des vrais poètes qu’il convient de ne pas s’abstenir de lire.
Tristan Félix
25 octobre 2016,
aux Cabanes de Sansais, dans les marais.
Christophe Esnault, Mythologie Personnelle, éd. Tinbad. , 92 p. 13,50 €