Pas question, évidemment, de les lire à la file : ce volume, un des plus intéressants publiés depuis longtemps par Bouquins, digne de la glorieuse époque de Guy Schoeller, est de ceux qui se parcourent, au gré des pistes que l’on s’y fraie.
On est d’abord frappé par la longueur des lettres de Tchekhov : il n’est pas rare qu’elles fassent plusieurs pages imprimées, – aussi longues que certains de ses nouvelles. Et, comme dans ses nouvelles, (et dans ses pièces), on y trouve un sens du quotidien, de la description de la vie telle qu’elle va, au jour le jour, sans grands événements, avec ses petits bonheurs : elles ne sont pas déclamatoires, ne contiennent ni théories littéraires, ni grandes déclarations de principes philosophiques. Elles restent constamment à l’échelle humaine. Au cours des dernières années de sa vie, alors que sa santé le tient éloigné de l’agitation moscovite, et le force à vivre en Crimée, Tchekhov parle du temps qu’il fait, des travaux dans sa maison de Yalta, des progrès de sa maladie, de ses problèmes d’argent, de son ennui, souvent. Ses lettres pourraient être écrites par Oncle Vania, ou par l’une des trois soeurs qui rêve d’aller, enfin, à Moscou.
Tchekhov, sa vie durant – est-ce dû à son métier de médecin ? – manifeste une perpétuelle attention aux autres, et lorsqu’il s’adresse à un jeune confrère, comme Gorki, c’est avec une délicatesse et une générosité (« Vous êtes autodidacte ? Dans vos récits, vous êtes un artiste accompli et, qui plus est, authentiquement intellectuel. La grossièreté justement, vu votre nature, vous est tout ce qu’il y a de plus étranger, vous êtes intelligent, vous sentez avec finesse et goût. Vos meilleures oeuvres (…) sont des oeuvres admirables, des modèles, on y voit l’artiste qui a été à très bonne école ») qui n’excluent pas la lucidité critique, ni la sévérité (« Vous avez l’art de décrire la nature, vous êtes un vrai paysagiste. Seulement, vos fréquentes comparaisons avec l’homme (votre anthropomorphisme) : la mer qui respire, le ciel qui voit, la steppe qui se prélasse, la nature qui murmure, parle, s’attriste, etc. – ces comparaisons rendent vos descriptions quelque peu monocordes, parfois mièvres, parfois floues ; le pittoresque et l’expressivité dans les descriptions de la nature ne s’obtiennent que par la simplicité, par des phrases aussi simples que « le soleil se coucha », « la nuit tomba », « il se mit à pleuvoir », etc. »). Les dernières lignes sont presque un art poétique tchékhovien.
Les Lettres d’une vie sont une sorte d’autobiographie en direct, et, dans leur dernière partie, font une grande place à Olga Knipper, une interprète de ses plus grandes pièces que Tchekhov épousa en 1901, alors même que le théâtre la retenait à Moscou tandis que lui, malade, devait rester à Yalta. Ce sont les lettres les plus tendres du volume (« Mon cher petit cheval », « Mon petit coeur », « Ma remarquable moitié », « Mon cher coeur, mon toutou »), et souvent les plus passionnantes, lorsque le dramaturge lui donne des conseils d’interprétation qui sont autant de lectures perspicaces d’un écrivain par lui-même : « Ma petite chérie, La confession de Macha à l’acte III n’en est absolument pas une. C’est juste une conversation sincère. Mène-la nerveusement, mais pas de manière désespérée, ne crie pas, souris quoique rarement, et, surtout mène-la de manière à ce qu’on sente la lassitude de la nuit ». Là encore, sans y toucher, Tchekhov donne son art poétique.
La dernière lettre du volume est adressée par Tchekhov à sa soeur, d’Allemagne, trois jours avant sa mort. Tchekhov évoque pudiquement sa santé (« Mon appareil digestif est manifestement endommagé de façon irrémédiable », constate-t-il en clinicien) et termine : « Eh bien, porte-toi bien et sois gaie, respectueuses salutations à mamacha, Vania, Georges, grand’mère et tout le monde. Ecris. Je t’embrasse, te serre la main. Ton A. »)
Christophe Mercier
Anton TCHEKHOV Vivre de mes rêves - Lettres d’une vie traduit du russe par Nadine Dubourvieux Bouquins, 1060 pages, 32 euros.