« En bas, l’orchestre commençait à jouer et les dîneurs arrivaient. Entre deux morceaux, nous entendions les murmures des conversations. Une voix se détachait de ce bourdonnement – voix de femme – ou un éclat de rire. Et l’orchestre reprenait. Je laissais la porte-fenêtre ouverte pour que ce brouhaha et cette musique montent jusqu’à nous. Ils nous protégeaient. Et puis ils se déclenchaient chaque jour à la même heure et cela voulait dire que le monde continuait de tourner. Jusqu’à quand ?
La porte de la salle de bains découpait un rectangle de lumière. Yvonne se maquillait. Moi, accoudé au balcon, j’observais tous ces gens (la plupart étaient en tenue de soirée), le va-et-vient des garçons, les musiciens dont je finissais par connaître chaque mimique. Ainsi, le chef d’orchestre se tenait penché, le menton presque collé contre la poitrine. Et lorsque le morceau finissait, il relevait la tête brusquement, la bouche ouverte, comme un homme qui suffoque. Le violoniste avait un gentil visage un peu porcin, il fermait les yeux et dodelinait de la tête en humant l’air.
Yvonne était prête. J’allumais une lampe. Elle me souriait et prenait un regard mystérieux. Pour s’amuser, elle avait enfilé des gants noirs qui montaient jusqu’à mi-bras. Elle était debout au milieu du désordre de la chambre, le lit défait, les peignoirs et les robes éparpillés. Nous sortions sur la pointe des pieds en évitant le chien, les cendriers, le tourne-disque et les verres vides. »
Patrick Modiano, Villa triste, Gallimard, coll Blanche, 1975, p. 108-109