Quand tu fais taire en toi cette "autre voix", pour suivre benêtement celle que tout le monde suit - tu te coupes du meilleur en toi. Sans elle tu ne peux découvrir, ni les choses extérieures à toi (que ce soit des maths ou le "pourquoi" des faits et gestes d'Untel, ou les mystères du corps de la bienaimée...), ni les choses en toi. Sans l'écouter, et aurais-tu lu tous les livres du monde, tu ne peux entrer dans un seul de tes rêves.
A vrai dire, cette voix-là, sûrement, est la même que celle qui te parle par le rêve. C'est celle du Rêveur, celle de la Mère. Elle te murmure tout bas où se trouve le vrai lait, celui auquel aspire non ta surface, mais ta profondeur. Il est tout proche de tes lèvres. Et qu'à toi de le boire.
Cette voix-là est aussi la voix de ta faim - la faim de l'âme, ou sinon, la faim d'Eros-qui-veut-connaître. Mais quand même Il parle d'Eros (et Il en parle souvent), c'est toujours à l'âme que s'adresse le Rêveur, à la faim de l'âme. Suivre la faim et boire, c'est aussi suivre cette voix.
Alexandre Grothendieck - La clef des songes