On hésite : petits poèmes en prose, ou essais miniatures, ou proses rêveuses, ou petits traités filants, et puis qu’importent le genre et la forme ; c’est du texte, quelque chose qui se tisse de bribes du monde et de l’aventure autobiographique et de la pensée filante. Ce sont 77 textes, numérotés, au transport mouvementé, au charroi bifurcatif, assavoir, aux changements de directions incessants, dans un beau chahut capricant, textes écrits d’une seule phrase, comme d’un seul souffle, d’un seul élan, en phrases ponctuées de virgules (cette petite verge étymologique qui fait bander la phrase de Lambert Schlechter), de virgules indiquant souventes fois une très brève hésitation, invisible, mais certes, avant de bifurquer vers telle ou telle voie de phrase et de suivre une pensée plutôt qu’une autre. Ces textes ne sont pas achevés par un point final, ils s’ouvrent sur le blanc, sur l’infini qu’il reste à dire ; et qui arrive au texte suivant, texte suivant qui ne débute pas par une majuscule, car c’est du texte continué. Michel de Montaigne et Clément Marot, pour la digression à sauts et à gambades et le passage du coq-à-l’âne guident la main de celui qui écrit frénétiquement dans des cahiers et carnets dont il extrait la matière de ses livres ; écrivant avec fureur et frénésie : « j’écris des livres, plusieurs à la fois, ma plume n’arrête pas de gratter, c’est un vrai plaisir »… « écrire c’est écrire qu’on est en vie ».
« Le murmure du monde » est un cycle entamé et publié depuis 2006 (1) et ce volume en est le quatrième ; une vaste fresque de l’attention au monde tous azimuts (« si on n’a pas le mot on n’a pas le monde »). L’ambition impossible mais généreuse et en cela magnifique de Lambert Schlechter est de le colliger, en son entier si possible, en ses imperfections, en ses beautés, en ses horreurs, et en son impossible, et d’y placer lui, écrivant au centre de tout cela, et Dieu, au-dessus (« t’as un grain, tu parles tout le temps de Dieu », lui eût-on rétorqué, « Dieu est mon dada » répond-il). Prose jaculatoire (jaillissante et fervente) serrée dans une contrainte dynamique et invisible quoique discernable, qui serait la page de carnet (les textes ne dépasse pas la page trois-quarts), et dans une contrainte coulée dans une phrase unique où les mots-outils et les connecteurs la relancent. On pense au superbe brütt de Friederike Mayröcker, ce journal du flux de conscience, mais on pourrait penser à moult écrivains tant il semble que Lambert Schlechter a tout lu et relu et gourmandement assimilé. On en est étourdi, joyeusement enivré ; « je me nourris de poésie, je vais voir comment écrivent les poètes, les mots sont vivaces… »
C’est un grand lecteur du monde.
« c’est pour ça que j’écris mes pages comme je les écris : pour mettre la brouette et la cantate et la parole mortelle du toubib et la mortalité de l’âme et le ciel provençal sur la même page »
À peu près tout passe à sa visionneuse mentale.
Lire Lambert Schlechter c’est mettre toute une bibliothèque en branle, une bibliothèque humaniste : une culture livresque large, historiquement et géographiquement, attentive aux anciens comme aux modernes, et posant la culture comme l’axe du progrès humain, une certaine foi en l’Homme (et en la Femme, vénérée), des réflexions philosophiques et religieuses sans carcans peuvent faire de lui un néo-humaniste (osons-le mot). Et il n’est guère aussi généreux que cet écrivain ; qui donne sans compter, et dont l’élan rappelle la belle phrase de Ludwig Wittgenstein dans sa Grammaire philosophique : « vouloir dire quelque chose, c’est comme s’élancer vers quelqu’un ».
Obsédé textuel, Lambert Schlechter pousse la malice jusque livrer moult intimités sexuelles, sans impudeur, livrant ses fantasmes, désirs, actes, car il appartient, comme les dieux grecs qu’il salue, à la tribu des « immortels jouisseurs ». Jouir du texte, jouir du sexe, c’est chez lui tout un. La vie naît du sexe, la pensée, du texte. Mais tout cela, à l’évidence, participe d’une lutte désespérée contre la mort, omniprésente, dans les obsessions de l’écrivain (ne suggérait-il pas, dans un livre récent, d’« enculer la camarde » ?) : « la mort fait tellement partie du paysage qu’elle en devient imperceptible, la mort est partout à tout instant, la mort clignote dans chaque goutte de rosée, la mort palpite dans chaque brin d’herbe, la mort résonne dans chaque pépiement d’oiseau… »
Le murmure du monde de Lambert Schlechter fait gronder un éloge de la folie vitale d’écrire.
Jean-Pascal Dubost
Lambert Schlechter, Inévitables bifurcations, (Le murmure du monde/4), Ed. Les doigts dans la prose
1. Comprenant : Le murmure du monde, Le Castor astral, 2006 ; La trame des jours, (Le murmure du monde 2), Éditions des Vanneaux, 2010 ; Le Fracas des nuages, (Le murmure du monde 3), Le Castor Astral, 2013.