Je vous ai raconté récemment les conséquences catastrophiques de l'intervention inopinée de quelques crétins lourdauds qui transforment des épisodes glorieux en faits-divers minables. Comme le cauchemardesque Bal des Ardents, ou encore les ratés photographiques de la victoire sanglante d'Omaha Beach. Parfois, c'est un peuple tout entier qui fait une énorme bourde. Je suis retombé récemment sur une très, très vieille histoire, où tout s'était pourtant bien passé au départ. Mais par un retournement de situation grand-guignolesque, on décida de punir ceux qui avaient permis de s'en sortir avec les honneurs. La Grèce Antique fournit le décor de cette tragédie antique à rebondissement. Les trois coups sont frappés. La Bataille des Arginuses peut commencer.
Ça sent le roussi et Conon envoie un messager prévenir Athènes du désastre en cours. La réaction de nos démocrates antiques ne se fait pas attendre : en trente jours, on abat quelques forêts pour construire à toute vitesse une soixantaine de vaisseaux. Et on demande aux villes alliées de mériter leurs noms en dépêchant quatre-vingts trières. C'est donc 150 navires qui se dirigent vers Mytilène, toutes voiles et rames dehors. Les troupes sont commandées (ce n'est pas pour faire de l'érudition mal placée, c'est important pour la suite...) par Périclès le jeune, Thrasylle, Aristocrate (!), Aristogènès, Diomédon, Erasinidès, Lysias et Protomaque. Chauffés à blanc avant leur départ par les quelques milliers de citoyens formant l'assemblée athénienne, ils espèrent gagner définitivement les play-off de la Guerre du Péloponnèse.
A l'aurore, les deux armées repues et reposées sont enfin en ordre de bataille. Les Athéniens sont séparés en trois groupes sur deux lignes, à l'aile gauche, au centre, et à droite. Les Spartiates arrivent sur une seule ligne. Pour éviter de se faire encercler, Callicratidas tente un coup de génie en coupant sa ligne en deux pour attaquer des deux côtés. Le pilote du vaisseau du général, Hermon de Mégare, s'inquiète du surnombre des Athéniens et suggère humblement à son patron de faire retraite. Mais Callicratidas l'envoie balader avec une formule définitive : « La fuite serait une honte ! ». « OK, c'est toi le chef », répond Hermon de Mégare. La bataille navale s'engage, longue et particulièrement violente. La technique militaire de l'époque consiste à éperonner le navire de l'adversaire, en le prenant de travers ou en le contournant pour lui labourer le flanc par derrière. Mais alors qu'il a trouvé une proie facile à se mettre sous la dent, le choc précipite Callicratidas dans les flots où il disparaît à jamais. Les Spartiates prennent un gros coup au moral, et malgré une ultime résistance, décident sagement de prendre la fuite, abandonnant 75 trières coulées sur place, contre seulement 25 pour les Athéniens.
Les généraux venus faire leur rapport s'attendent à se faire tresser des couronnes de lauriers. Mais ils sont avertis que l'Assemblée est très remontée. En gros, on les félicite d'avoir pilé les Spartiates, mais on leur reproche de ne pas avoir secouru les naufragés et surtout, de ne pas avoir donné de sépulture aux marins noyés. Ce qui, à l'époque, était très grave, comme accusation. Nos huit galonnés accusent dans un premier temps deux lampistes, les triarches Thrasybule et Théramène, de ne pas avoir fait le boulot qu'ils leur avaient confié. Mais ceux-ci ne se laissent pas démonter et retournent assez facilement l'accusation. L'Assemblée décide alors de juger les généraux. Deux des stratèges, Protomachos et Aristogénès, prennent prudemment du recul. Ils ont le nez creux, car tout ça va mal finir.
Le lendemain, les Athéniens ont la gueule de bois et regrettent très vite leur décision. On décide alors de juger les pousse-au-crime, mais ces derniers réussissent à s'enfuir avant leur procès. Tant qu'on y est à décider n'importe quoi, autant ne pas s'arrêter en si bon chemin. Quelque temps plus tard, les Athéniens refusent l'offre de paix de Sparte, pourtant très affaiblie par sa défaite. Les Spartiates le prennent mal et mettent une ultime volée aux Athéniens deux ans plus tard, les contraignant à capituler définitivement. Une telle clairvoyance méritait en effet d'être récompensée.
Sources :
- Xénophon : Les Hélléniques
- Wikipedia : la bataille des Arginuses