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Pince-mi et pince-moi dans un bateau grec

Publié le 21 juin 2008 par Doespirito @Doespirito

Je vous ai raconté récemment les conséquences catastrophiques de l'intervention inopinée de quelques crétins lourdauds qui transforment des épisodes glorieux en faits-divers minables. Comme le cauchemardesque Bal des Ardents, ou encore les ratés photographiques de la victoire sanglante d'Omaha Beach. Parfois, c'est un peuple tout entier qui fait une énorme bourde. Je suis retombé récemment sur une très, très vieille histoire, où tout s'était pourtant bien passé au départ. Mais par un retournement de situation grand-guignolesque, on décida de punir ceux qui avaient permis de s'en sortir avec les honneurs. La Grèce Antique fournit le décor de cette tragédie antique à rebondissement. Les trois coups sont frappés. La Bataille des Arginuses peut commencer.

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Nous sommes au large de l'île de Lesbos, dans le Péloponnèse, en face des Iles Arginuses, tout près de l'actuelle côté turque. Pour la énième fois, Athéniens et Spartiates ont décidé de s'étriper. Ça fait une bonne vingtaine d'années que ça dure, et le dernier épisode est la pâtée que les Lacédémoniens (autre nom des Spartiates) ont mis aux Hellènes (bon, là, je n'explique pas, prenez un dictionnaire…) dans un coin au nom improbable de Notion. En -406 avant JC, le prétexte est cette fois l'invasion de Mytilène, ville alliée d'Athènes sur l'île de Lesbos. La possession de la place est cruciale car elle commande l'accès aux Dardanelles. Le stratège athénien Conon voit sa situation tourner rapidement au vinaigre : sa flotte est assiégée par la terre et par la mer dans le port de la ville par les troupes surentraînées du général spartiate Callicratidas.

Ça sent le roussi et Conon envoie un messager prévenir Athènes du désastre en cours. La réaction de nos démocrates antiques ne se fait pas attendre : en trente jours, on abat quelques forêts pour construire à toute vitesse une soixantaine de vaisseaux. Et on demande aux villes alliées de mériter leurs noms en dépêchant quatre-vingts trières. C'est donc 150 navires qui se dirigent vers Mytilène, toutes voiles et rames dehors. Les troupes sont commandées (ce n'est pas pour faire de l'érudition mal placée, c'est important pour la suite...) par Périclès le jeune, Thrasylle, Aristocrate (!), Aristogènès, Diomédon, Erasinidès, Lysias et Protomaque. Chauffés à blanc avant leur départ par les quelques milliers de citoyens formant l'assemblée athénienne, ils espèrent gagner définitivement les play-off de la Guerre du Péloponnèse.

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Callicratidas voit le coup venir. Il laisse une cinquantaine de bateaux pour tenir le siège de Mytilène et vient à la rencontre de l'armada athénienne, qui sent encore la résine et la peinture fraîche. Comme c'est le soir, tout ce beau monde débarque pour dîner à terre (c'est même tout le charme des îles grecques, tous les plaisanciers vous le diront). Les Spartiates dînent (frugalement, évidemment) au Cap Malée, sur l'île de Lesbos. Les Athéniens font tourner la feta, les olives et couler le retsina sur les îles Arginuses. Callicratidas, averti de la présence des feux ennemis, décide de leur tomber dessus entre la poire et le fromage. Mais un orage soudain l'empêche d'aller au bout de son idée. « Qu'à cela ne tienne », se dit notre homme, « on leur règlera leur compte demain, après le petit déjeuner ».

A l'aurore, les deux armées repues et reposées sont enfin en ordre de bataille. Les Athéniens sont séparés en trois groupes sur deux lignes, à l'aile gauche, au centre, et à droite. Les Spartiates arrivent sur une seule ligne. Pour éviter de se faire encercler, Callicratidas tente un coup de génie en coupant sa ligne en deux pour attaquer des deux côtés. Le pilote du vaisseau du général, Hermon de Mégare, s'inquiète du surnombre des Athéniens et suggère humblement à son patron de faire retraite. Mais Callicratidas l'envoie balader avec une formule définitive : «  La fuite serait une honte ! ». « OK, c'est toi le chef », répond Hermon de Mégare. La bataille navale s'engage, longue et particulièrement violente. La technique militaire de l'époque consiste à éperonner le navire de l'adversaire, en le prenant de travers ou en le contournant pour lui labourer le flanc par derrière. Mais alors qu'il a trouvé une proie facile à se mettre sous la dent, le choc précipite Callicratidas dans les flots où il disparaît à jamais. Les Spartiates prennent un gros coup au moral, et malgré une ultime résistance, décident sagement de prendre la fuite, abandonnant 75 trières coulées sur place, contre seulement 25 pour les Athéniens.

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Les Athéniens n'ont pas le temps de se congratuler. Ils doivent aller secourir leurs frères assiégés à Mytilène, et essayer de récupérer les marins survivant et les corps des noyés des galères coulées. Les Spartiates assiégeants, avertis du désastre, préfèrent mettre les bouts, ce qui simplifient la tâche des Athéniens. Sur le lieu de la bataille, le temps se gâte sérieusement et on décide de surseoir à la mission de récupération des morts et des vivants.

Les généraux venus faire leur rapport s'attendent à se faire tresser des couronnes de lauriers. Mais ils sont avertis que l'Assemblée est très remontée. En gros, on les félicite d'avoir pilé les Spartiates, mais on leur reproche de ne pas avoir secouru les naufragés et surtout, de ne pas avoir donné de sépulture aux marins noyés. Ce qui, à l'époque, était très grave, comme accusation. Nos huit galonnés accusent dans un premier temps deux lampistes, les triarches Thrasybule et Théramène, de ne pas avoir fait le boulot qu'ils leur avaient confié. Mais ceux-ci ne se laissent pas démonter et retournent assez facilement l'accusation. L'Assemblée décide alors de juger les généraux. Deux des stratèges, Protomachos et Aristogénès, prennent prudemment du recul. Ils ont le nez creux, car tout ça va mal finir.

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Au début du procès public, les stratèges se défendent efficacement, en déclarant que ordre ou pas ordre, la tempête avaient été tellement violente qu'il avait été impossible de faire quoi que ce soit pour récupérer les morts ou les vivants. Mais le 2e jour du procès est aussi celui de la fête des Apourides, sorte de fête des clans familiaux : l'absence des disparus de la bataille va peser lourdement sur les consciences des familles éplorées. Quelques orateurs mal intentionnés vont mettre à profit la situation pour retourner l'opinion. Théramène, vexé comme un pou de s'être fait accuser par les stratèges, soudoie quelques malandrins pour jouer une affreuse comédie. Ainsi, au moment du vote, surgit un homme vêtu de noir, qui se traîne et raconte, des sanglots dans la voix, qu'il est un marin sauvé miraculeusement du naufrage, grâce à un tonneau d'orge providentiel. Et que les mourants l'ont chargé de dire à Athènes que les généraux les ont abandonnés à leur triste sort, malgré leurs suppliques et leurs plaintes déchirantes. Et autres fables du même acabit, chaque complice comédien servant des détails à vous arracher des larmes à une statue du Parthénon.

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Le public assiste aux joutes oratoires. Il se montre sensible aux effets de scène et approuve bruyamment les tirades des démagogues. Malgré l'intervention d'Euryptolémos et surtout de Socrate, qui trouvent que tout ça est un peu rapide, et que ce serait quand même un comble de punir les vainqueurs, l'heure n'est pas à la mesure ni à la réflexion, mais au sacrifice expiatoire pour compenser la douleur des familles. Les six généraux présents sont finalement condamnés à mort et exécutés : on les précipite vivants dans le gouffre béant de la colline des Nymphes.

Le lendemain, les Athéniens ont la gueule de bois et regrettent très vite leur décision. On décide alors de juger les pousse-au-crime, mais ces derniers réussissent à s'enfuir avant leur procès. Tant qu'on y est à décider n'importe quoi, autant ne pas s'arrêter en si bon chemin. Quelque temps plus tard, les Athéniens refusent l'offre de paix de Sparte, pourtant très affaiblie par sa défaite. Les Spartiates le prennent mal et mettent une ultime volée aux Athéniens deux ans plus tard, les contraignant à capituler définitivement. Une telle clairvoyance méritait en effet d'être récompensée. 

Sources :
- Xénophon : Les Hélléniques
- Wikipedia : la bataille des Arginuses


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