La Shoah est le massacre organisé d'environ six millions de juifs d'Europe durant la Seconde Guerre mondiale.
Le chiffre de six millions est approximatif. Les archives nazies ont été détruites, mais les archives soviétiques ont été ouvertes: le nombre approximatif de victimes est connu par pays et la synthèse correspond à ce chiffre, qui correspond à la moitié de la population juive d'Europe en 1939.
Didier Durmarque, dans Enseigner la Shoah, livre très dense, avant d'aborder la Shoah sous les angles sociologique, anthropologique et métaphysique, rappelle la distinction entre camp de concentration et camp d'extermination (Auschwitz et Maïdanek sont les deux à la fois), et les trois dimensions que recouvre le terme de Shoah:
- les ghettos, tels que celui de Varsovie
- les exécutions par balles
- les camps de concentration et d'extermination.
L'auteur raconte la généalogie historique de la chambre à gaz comme massacre industriel, qu'il qualifie de précise dans sa phase décisionnelle et celle de ses ressources humaines, et confuse et tâtonnante dans sa phase mécanique et instrumentale.
Alors que même des nazis, au procès de Nüremberg, dans des écrits ou des discours, n'ont pas nié l'existence des chambres à gaz, les révisionnistes (qui ne révisent pas l'histoire) les nient et ne le font pas à partir de critères scientifiques, mais à partir d'a priori.
Pourquoi retenir le terme de Shoah plutôt que ceux d'Auschwitz, de génocide ou d'Holocauste? Parce qu'il est le plus asymptotiquement proche de la réalité des faits. Pour appréhender ce terme, trois obstacles épistémologiques se dressent:
- le poncif moral
- le vocabulaire humaniste
- et, surtout, le fait qu'il s'agit tout autant d'un événement que d'un problème.
Pourquoi un problème? Par ce qu'il donne à voir de l'État et de la société moderne:
- les structures administratives poussées à leur extrême rationalité (mise au service de la destruction d'un groupe d'individus): la rationalité contre le raisonnable, c'est-à-dire renversement de la raison
- le langage codé pour cacher la réalité des faits, tout en justifiant la réalité des meurtres
- l'optimisation économique qui transforme progressivement les individus en matière première, y compris lorsqu'ils deviennent des cadavres
- la technique instrumentalisée pour industrialiser le massacre: la chambre à gaz est la solution technique à la question juive
- la technique comme renversement du rapport de l'homme à la technique, où la technique met l'homme à son service (pensée du côté des victimes)
- la technique comme autonomie: la chambre à gaz paraît être davantage qu'un objet technique (du point de vue des victimes)
- le droit positif qui fait force de loi, opposé au droit naturel, le droit inaliénable de l'individu de disposer de sa propre vie.
C'est aussi un problème par ce qu'il donne à voir de l'homme:
- la modernité fait de la question de l'existence un problème technique
- la nature humaine déteste l'infini alors que le désir est par nature infini
- l'homme perd ses caractéristiques qui constituaient en propre son humanité: la liberté, la responsabilité, la capacité d'agir, la capacité à se faire être.
Pourquoi l'homme devient-il inhumain? Parce que:
- les objets ont plus de valeur que les hommes
- la technique comme technique de destruction s'impose comme un fond (l'homme n'est plus qu'un instrument) et la décision est dissociée de l'action: nul besoin d'être méchant pour devenir bourreau, il suffit d'obéir aux ordres
- la modernité s'impose à l'homme comme système qu'il ne peut plus changer
- le management continue le renversement de la raison opéré par la Shoah: la relation de travail est passée de l'institution (la stabilité) à l'organisation (la rationalité).
Didier Durmarque termine par ce que la Shoah donne à penser de l'idée de Dieu. Il montre, témoignages de survivants à l'appui, que la Shoah peut être considérée comme expérience de l'Être:
Cette expérience de l'Être, inhérente à la chambre à gaz, sortie de l'Être, à la fois provenance et abandon, touche donc toute la structure de l'étant et, au premier chef, celui pour qui la question de l'Être se pose, lequel parce que cette expérience de l'Être est alogique, perd cet être qui a à se faire, autrement dit se perd lui-même.
Dans sa préface, l'auteur écrit: La meilleure façon d'enseigner la Shoah est de savoir ce que la Shoah enseigne. Didier Durmarque expose donc ce que, selon lui, la Shoah enseigne. Soit. Mais cet enseignement me semble bien pessimiste (la modernité telle que décrite met dangereusement en cause la survie de l'humanité), même si, dans sa conclusion, il termine par cette phrase, qui résonne comme un appel à la résistance individuelle:
Après la Shoah, qui peut nier que l'homme a la charge de l'homme? Je suis le gardien de mon prochain.
Pour ma part, en réponse à cet enseignement, je ne peux que renvoyer le lecteur à ma recension de Philosophie de la Shoah, du même auteur, paru à L'Âge d'Homme, en 2014, où je disais en substance que le processus de la Shoah ne pourrait être enrayé que par la remise à l'honneur de la dignité humaine, inaliénable et intrinsèque, qui, comme le dit Chantal Delsol dans Les pierres d'angle, repose sur une croyance dogmatique, issue du judéo-christianisme.
Et j'ajoute aujourd'hui que ce processus de renversement de la raison pourrait surtout être enrayé par la primauté reconnue au droit naturel, c'est-à-dire au droit rationnel, sur la Loi, quelle qu'elle soit.
Francis Richard
Enseigner la Shoah, Didier Durmarque, 40 pages UPPR