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Langues régionales et Constitution

Publié le 21 juin 2008 par Savatier

 Chacun connait le vieil adage « trop d’impôt tue l’impôt ». Peut-être faudra-t-il lui adjoindre un jour : « trop de Constitution tue la Constitution ». Avec 23 modifications depuis sa promulgation, la Constitution de la Ve République bat des records. En qualité de loi fondamentale définissant les institutions, les pouvoirs et leurs relations, elle se situe au-dessus des lois et des règlements qui doivent en respecter les dispositions. Qu’une révision s’impose pour qu’elle se mette en conformité avec les institutions de l’Union européenne, ou à l’occasion d’une profonde réforme, comme celle issue des réflexions de la commission présidée par Edouard Balladur dans le cadre d’un rééquilibrage des pouvoirs, relève de la logique politique. Qu’elle devienne en revanche un fourre-tout dans lequel on retrouverait toutes sortes de sujets qui relèvent habituellement de la loi ordinaire, des revendications de groupes de pression, voire de la gestion de la vie quotidienne pose problème : à force de gagner en volume, de s’adapter à l’air du temps, elle risque de se diluer et de perdre en légitimité. On ne grave que dans le marbre, non dans le sable.

En 2005, la Constitution s’est vue augmentée de la Charte de l’environnement et du principe de précaution. Ces deux préoccupations n’auraient rien perdu de leur importance si elles avaient fait l’objet de textes de loi ordinaire. On projette maintenant d’inscrire dans la Constitution la notion d’équilibre budgétaire. Si réduire le déficit de public est une nécessité, on ne peut nier qu’en hissant l’équilibre budgétaire au sommet de notre législation, l’Etat se privera d’un levier d’action fort sur l’économie.

Enfin, il est depuis quelques jours question d’un amendement visant à la reconnaissance des langues régionales. Ces langues connaissent depuis plusieurs années un regain d’intérêt sans précédent, il ne vient à l’idée de personne de les éradiquer. Au contraire, elles font l’objet d’un enseignement scolaire et supérieur croissant. Parfois, d’ailleurs, ce phénomène produit des effets comiques involontaires ; je me rappelle ainsi une conversation avec un agriculteur d’un village proche de Morlaix qui se plaignait avec une pointe d’ironie que, depuis son installation récente, un universitaire de Rennes prétendait réapprendre le breton aux habitants sous prétexte que celui qu’il parlait quotidiennement depuis leur enfance n’était pas pur ! On ne voit donc poindre aucune menace à l’horizon.

Pourquoi, dès lors, vouloir faire entrer les langues régionales dans la Constitution ?

Pourquoi, a fortiori, comme le fait remarquer Pierre Assouline dans son blogue, les faire figurer dans l’article 1er du préambule, qui dispose : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée » et non dans l’article 2, en complément éventuel de son 1er alinéa : « La langue de la République est le français. » ? Le texte litigieux précise : « Les langues régionales appartiennent à son patrimoine. » L’inclure à l’article 1er, qui traite des principes fondamentaux de la République (égalité, laïcité) prendrait une toute autre signification, celle, comme le souligne le communiqué de l’Académie française, de « placer les langues régionales de France avant celle de la République. » Place symbolique ? Peut-être, mais cela ouvrirait aussi une brèche où pourraient se glisser d’autres particularités constitutives de l’identité individuelle (par exemple, la religion) ou du patrimoine (l’architecture, la gastronomie, etc.). La loi fondamentale ressemblerait alors à un catalogue de richesses ou de particularismes qui l’éloignerait de son esprit.

En effet, d’un point de vue juridique, la place à laquelle on situe un texte revêt souvent plus d’importance que le texte lui-même et, derrière une innocence apparente, se cache parfois une arrière-pensée inquiétante. Ainsi en a-t-il été de l’article L 227-24 du Nouveau Code pénal, encore appelé « amendement Jolibois » qui, inséré dans cette section spécifique du Code, est devenu, contre les intentions du Législateur, l’arme principale des groupuscules pudibonds contre les artistes et les organisateurs d’exposition d’œuvres érotique au nom de la « protection des mineur » (L’Origine du monde fut, on s’en souvient, la première victime d’une tentative de censure, heureusement avortée, sur les fondements de l’article en question.)

Les partisans de la réforme se réclament de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires. Cette charte, respectable sur ses principes, a le don d’amuser les non-européens, comme cet homme d’affaires américain qui me disait un jour que nous aimions tant les paradoxes sur le vieux continent que nous tentions de construire l’Union européenne tout en favorisant, par cette charte, les revendications communautaristes, sources d’inévitables divisions. Il faisait, il est vrai, allusion à la Belgique où les particularismes locaux ont conduit à l’impasse que l’on sait…

La Charte donne en effet des droits particuliers aux locuteurs qui s’opposent au principe d’égalité, notamment le droit imprescriptible de parler une langue régionale dans la sphère publique. Les états signataires doivent s’engager, au moment de la ratification, à préciser quelles seront les langues minoritaires concernées. Avec 75 langues et dialectes recensés en France, on imagine les débats sans fin auxquels donnerait lieu cet exercice… Lesquels retenir ? Par ailleurs, chaque signataire a l’obligation de choisir 35 paragraphes ou alinéas de la partie III de la Charte, qui traite des mesures en faveur de l’emploi des langues régionales, dont au moins 3 choisis dans chacun des articles 8 et 12. Ceux-ci concernent l’enseignement et la justice. A titre d’exemple, à la demande d’une des parties (et non de toutes), ils devraient prévoir que les juridictions mènent les procédures en langue minoritaire.

Dans ce domaine comme dans d’autres, il n’est jamais inutile d’observer la situation de nos voisins européens. En Italie, pays qui n’a pas, pour des raisons historiques évidentes, été influencé par le jacobinisme, les langues régionales font, bien plus qu’en France, partie du quotidien. L’article 6 de la Constitution dispose simplement : « La République protège par des normes particulières les minorités linguistiques. » C’est à la loi que revient donc la charge de réglementer la question. Quatre textes, mis en place en 1991, 1999 et 2001, sont aujourd’hui appliqués. Dans les régions autonomes (Val-d’Aoste, Frioul-Vénétie-Julienne et Trentin-Haut-Adige), il en résulte une assez belle confusion : certaines langues régionales sont admises dans les tribunaux (mais pas dans les cours d’appel), les textes de l’administration centrale restent en italien, cependant les municipalités peuvent aussi utiliser les langues locales. Enfin, dans certaines municipalités, l’enseignement primaire doit être garanti en italien et en langue régionale…

L’Espagne, de son côté, reconnait ces langues dans sa Constitution de 1978 dont l’article 3 dispose :

« 1) Le castillan est la langue espagnole officielle de l’État. Tous les Espagnols ont le devoir de le connaître et le droit de l’utiliser.2) Les autres langues espagnoles seront également officielles dans les différentes Communautés autonomes en accord avec leurs Statuts.3) La richesse des diverses modalités linguistiques de l’Espagne est un patrimoine culturel qui doit être l’objet d’une protection et d’un respect particuliers. »

Cette reconnaissance a produit quelques effets pervers, comme l’affaiblissement du castillan dans certaines régions et son passage, dans l’enseignement, au même rang… que les langues étrangères.

On le voit, partir d’une intention louable – le respect d’un patrimoine régional et de ceux qui

s’en réclament – peut conduire à des situations complexes, voire des dérives communautaristes ou ethnicistes qui sont incompatibles avec nos principes républicains. Pierre Assouline a raison de noter le silence assourdissant des intellectuels français face à ce projet de révision constitutionnelle, tout comme il est fondé à se demander si le langage de la raison ne finira pas par venir des intellectuels francophones de par le monde, dont on sait tout l’attachement qui les lie à la langue française, loin des préoccupations mondaines, des mouvements de mode ou des arrière-pensées politiques hexagonaux.

Ce matin, le Sénat a adopté un nouvel amendement visant à inscrire dans la constitution le principe de « la liberté, du pluralisme et de l’indépendance des média ». La Garde des Sceaux a estimé que cet amendement n’était pas utile : « la liberté, le pluralisme des média relèvent de la loi mais il n’est pas besoin de le préciser dans la Constitution. » Voilà une nouvelle occasion de nous interroger : les langues régionales, pour importantes qu’elles soient, devraient-elles, dans la hiérarchie des valeurs de la République, se situer au-dessus de la liberté de la presse ?

Illustrations : Honoré Daumier, La République - Pieter Bruegel, La Tour de Babel - Enluminure - Dictionnaire de patois normand, 1862 (BM Lisieux)


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