Dans la série l'Union européenne se porte mal, j'ai rédigé récemment les billets suivants : les scandales en cascade à la Commission, la crise bancaire imminente, la réalité du travail détaché au sein de l'UE et les conséquences du passage à une économie de service. Aujourd'hui, pour compléter le tableau, je vous propose un billet sur un problème majeur de la zone euro, qui reste pourtant méconnu : la disparition de la mobilité des capitaux entre les pays de la zone euro, depuis le déclenchement de la crise en 2008...
Qu'appelle-t-on segmentation des marchés financiers ?
Comme je l'explique dans mon nouveau livre Les grands mécanismes de l'économie en clair (2e édition), lorsque les capitaux privés circulent mal voire pas du tout entre les différents pays membres, les économistes parlent de segmentation des marchés financiers dans la zone euro, ce qui est précisément l'objet de ce billet.
Les outils du diagnostic
Le déclenchement de la crise en 2008 a conduit à une méfiance (défiance ?) généralisée des institutions bancaires, puisque chacune ignore la qualité réelle du bilan de la concurrente. D'où la segmentation du marché interbancaire, qui se voit à l’ouverture des positions Target 2 (pour agrandir, clique-droit sur l'image et choisissez "afficher l'image") :
[ Source : BCE ]
Pire, les pays avec de forts excédents extérieurs comme l'Allemagne ne prêtent plus aux pays de l'UE qui ont un déficit extérieur, préférant faire profiter des pays hors UE de leur manne financière.
[ Source : Natixis ]
Enfin, dernière manifestation de l'absence de mobilité des capitaux entre pays de la zone euro, c'est le large biais domestique des banques dans l'investissement. En effet, comme le montre le tableau ci-dessous issu des stress tests auxquels elles ont été soumises au mois de juin 2016, les banques de la zone euro investissent essentiellement dans les titres publics de leurs pays (pour agrandir, clique-droit sur l'image et choisissez "afficher l'image") :
[ Source : ABE ]
Les conséquences de la disparition de la mobilité des capitaux
Une telle segmentation des marchés de capitaux (=disparition de la mobilité des capitaux entre pays) rend la zone euro inefficace sur le plan économique, en ce sens qu'elle empêche l'épargne de s'investir dans les projets les plus rentables. Or, qui se souvient encore que c'est justement pour profiter des avantages d'un grand marché sans risque de change que la monnaie unique fut créée ? Autrement dit, pour ceux qui s'intéressent aux fondements théoriques de l'analyse économique, dorénavant plus aucun critère de Mundell sur la pertinence et l'efficacité d'une union monétaire n'est rempli... Une vraie réussite en somme !
Or, s'il y a absence de mobilité des capitaux au sein de la zone euro, alors on doit s'attendre à une divergence inévitable des taux d'intérêt à long terme des pays de la zone euro, même si actuellement l'action vigoureuse de la BCE (quantitative easing) a permis de faire converger artificiellement certains taux souverains. Mais qu'en sera-t-il lorsque ce puissant viatique s'estompera en 2017 ou 2018 ?
Bien entendu, avec une telle segmentation des marchés financiers européens, les pays qui font face à un déficit extérieur n'ont guère d'autre choix que d'équilibrer brutalement leur balance courante par une dévaluation interne, au prix hélas d'une récession comme je l'ai notamment expliqué dans ce billet. Le corollaire est qu'il devient impossible de corriger l'excès d'épargne de la zone euro et donc de relancer l'économie, puisque l'excédent extérieur allemand ou néerlandais n'est plus investi chez les voisins européens mais chez des partenaires hors UE.
Comment rétablir la mobilité des capitaux au sein de la zone euro ?
À ce stade de mon billet, il devient clair que le seul moyen de relancer la circulation des capitaux entre les pays de la zone euro est de redonner confiance aux agents économiques et en particulier à ceux du secteur bancaire. Malheureusement la confiance ne se décrète pas, même si l'Agence Bancaire Européenne multiplie les stress tests pour nous (r)assurer d'une probable solidité bancaire dont j'ai déjà dis un (gros) mot ici.
C'est pourquoi, certains pensent qu'il faudrait d'abord nettoyer les écuries d'Augias que constituent les bilans bancaires, car l'économie européenne est surtout financée par le système bancaire. Or, la part des créances douteuses et litigieuses (=prêts non performants en franglais) dans les bilans bancaires atteignant désormais 18 % en Italie, 12 % au Portugal et 34 % en Grèce, qui sera l'Hercule capable d'effectuer ce travail sans doucher les épargnants et sans faire la quête auprès des États (solution du reste "interdite" depuis la mise en place de l'Union bancaire) ?
Une autre réponse à ce problème serait la mutualisation des investissements dans la zone euro ou même dans toute l'Union européenne. C'est évidemment ce qui était recherché avec le plan Juncker. Mais force est de constater qu'il est bien difficile de trouver des projets intéressants et rentables par les temps qui courent, et que très peu d'entre eux concernent les pays périphériques de l'UE qui ont pourtant tant besoin d'investissements ! En même temps, soyons réalistes : quel investisseur privé, à l'exclusion du spéculateur-charognard, est assez fou pour placer de l'argent dans un État en grande difficulté financière comme la Grèce ? Et ce d'autant plus qu'en ce qui concerne la Grèce, le FMI a quitté un navire sans capitaine et sans cap qui coule inexorablement...
En définitive, ce problème s'apparente très vite à la quadrature du cercle pour ne pas dire au cercle vicieux, en ce sens que pour remettre en marche la circulation des capitaux dans la zone euro il faudrait avant tout que les agents économiques se refassent confiance, alors même que la situation économique les incite encore plus à la défiance et au repli sur soi...