Lorsqu’en 1993, Edward Limonov publia son pamphlet Le Grand hospice occidental (aux Belles Lettres, l’éditeur de Jean-Edern Hallier), il se heurta à une vive hostilité. La presse passa le livre sous silence, ce qui constitue une forme de censure souvent plus efficace que l’interdiction ou l’éreintage. Bernard Pivot, qui exerçait alors une énorme influence dans la république des Lettres, le qualifia rien moins que d’« évangile pour les skinheads ». L’auteur évoque cet épisode dans la préface d’une nouvelle édition qui vient de sortir en librairie (Bartillat, 235 pages, 20 €).
Il est vrai que Limonov n’avait rien fait pour s’attirer la sympathie du lectorat : dans son texte, il s’en prenait violemment à 1984 de Georges Orwell, aux médias et à leurs représentants les plus consensuels (Bernard Pivot, PPDA). Il portait surtout un regard critique sur l’ensemble de la société occidentale en général et sur la France en particulier, et tirait à boulet rouge sur les idées à la mode, droit-de-l’hommisme, culte de la victime, pétitionnisme, bref, autant de traits que Philippe Muray, dans ses Exorcismes spirituels, classera avec une ironie mordante dans la catégorie du « bonnisme » et de la bien-pensance.
Provocateur, comme ce genre littéraire l’impose, le pamphlet allait encore plus loin, en comparant la « violence dure [qui] consiste essentiellement à réprimer physiquement l’individu », dans laquelle chacun pouvait notamment reconnaître le système soviétique, et la « violence molle » des démocraties occidentales, qui « vise à faire de l’homme un animal domestique. » Ces démocraties se trouvaient assimilées à un hospice destiné à materner et infantiliser les citoyens, transformés en patients placés sous sédatifs, afin d’éviter qu’ils ne deviennent des « agités » – en d’autres termes, mal-pensants, opposants, etc.
Dans le box des accusés, l’auteur convoquait en vrac les politiques (ici appelés « Administrateurs »), les journalistes et les intellectuels responsables de la « production d’opinions préfabriquées », les médias de masse souvent improvisés policiers des pensées dissidentes et pourvoyeurs de programmes débilitants, les Etats (renommés « l’Administration »), le culte du Progrès, la moraline normative permettant de forger de bons citoyens laborieux et dociles, ou encore la publicité et la consommation effrénée. A ces prévenus, auxquels les circonstances atténuantes ne s’appliquent guère, Edward Limonov adjoignait les patients ordinaires eux-mêmes, victimes consentantes qualifiées de « médiocres », auxquelles il est reproché de sacrifier la liberté de penser aux béatitudes illusoires d’une prospérité toute relative.
Sans doute pourrait-on le suivre dans une partie de son état des lieux, s’agissant par exemple du rôle tenu par une poignée de rebelles de salon toujours prompts, entre deux actes d’autopromotion, à s’indigner et à donner des leçons à la terre entière – Muray les appelaient les « mutins de Panurge » ou la « race des signeurs »… On pourrait aussi approuver sa critique de l’infantilisation des foules propagée par les Princes, les méthodes pas toujours très éthiques du marketing de masse, la trépanation cathodique administrée par les programmes de téléréalité, le désert intellectuel entretenu par le politiquement correct.
En revanche, lorsque cet admirateur d’Hemingway regrette la disparition des valeurs « viriles », d’une loi de la jungle qu’il qualifie de « juste », lorsqu’il fait preuve d’indulgence vis-à-vis du système soviétique tout en se montrant impitoyable à l’encontre du modèle démocratique fondé sur le suffrage universel, ou lorsqu’il conteste l’égalité des sexes, on est en droit de se cabrer.
Nombre des constats établis dans les années 1980-90 durant lesquelles l’auteur vivait à Paris restent d’actualité et pourraient ouvrir à débat ; d’autres ont assez mal vieilli ce qui, à trente ans d’intervalle, relève de la logique. L’aspect le plus inquiétant du livre se situe dans le chapitre conclusif. Limonov y prophétise une dévastation de la planète si le monde ne renonce pas au progrès, et la naissance de conflits avec les pays « sous-développés » de nature à produire une « guerre de tous contre tous » – référence transparente à Hobbes – à l’issue incertaine. Ce panorama semble d’autant plus sombre qu’il ajoute : « Et l’apparition de solides gaillards en uniformes verts, à bottes ferrées et armés de matraques paraît inévitable… » Qu’entend-il par là ? Faut-il voir dans ce vert la couleur de l’Islamisme, celle des « khmers verts » de la redoutable « tyrannie bienveillante » théorisée par Hans Jonas, ou bien celle de l’uniforme de Rambo, héros pour lequel l’auteur semble nourrir une réelle admiration ? Autant de perspectives fort peu réjouissantes.