“Dans une société où les gens lisent de moins en moins, on se pose la question de l’utilité de l’écriture. Rencontrer des lecteurs donne confiance aux écrivains et ce lien avec vous, est très précieux. Je suis très heureuse de cette initiative”. Voilà les mots de Karine Tuil, l’auteur de L’insouciance, publié chez Gallimard, à son arrivée dans les salons de son éditeur, le 13 octobre dernier devant une trentaine de lecteurs Babelio.
De retour d’Afghanistan où il a perdu plusieurs de ses hommes, le lieutenant Romain Roller est dévasté. Au cours du séjour de décompression organisé par l’armée, il a une liaison avec la jeune Marion Decker. Dès le lendemain, il apprend qu’elle est mariée à François Vély, un charismatique entrepreneur franco-américain. En France, Marion et Romain se revoient et vivent en secret une grande passion amoureuse. Mais François est accusé de racisme après avoir posé pour un magazine, assis sur une œuvre d’art représentant une femme noire. À la veille d’une importante fusion avec une société américaine, son empire est menacé. Un ami de Romain, Osman Diboula, prend alors publiquement la défense de l’homme d’affaires, entraînant malgré lui tous les protagonistes dans une épopée puissante qui révèle la violence du monde.
La rupture du 11 septembre
Si les attentats du 11 septembre ont profondément remué la société américaine et changé les perspectives de nombreux écrivains américains, il ne faut pas sous-estimer non plus leur impact sur les écrivains français : “Le 11 septembre est un élément très important de l’Histoire, il incarne une véritable cassure car dès lors, le monde est entré en guerre.” A l’origine, le roman de Karine Tuil démarrait quelques années après les attentats qui ont frappé le sol américain avant qu’un prologue ne s’impose finalement à elle : “En écrivant, je me suis rendu compte qu’il fallait évoquer cet épisode qui marque pour beaucoup de monde la fin d’une période d’insouciance. C’est à travers cet épisode que certains ont ouvert les yeux sur les questions de terrorisme. J’ai connu le cas d’un français décédé dans les tours jumelles et dans l’Insouciance, un roman sur la perte, il m’a semblé évident de devoir évoquer les choix de vie et les conséquences de ces décisions sur notre destin.”
Miroir du monde
Karine Tuil a écrit l’Insouciance afin de mettre ses mots sur une épreuve, intime et collective. Le titre du roman, c’est la presse qui lui a soufflé, il y a presque un an maintenant : “Le titre m’est venu en 2015. Ce mot d’insouciance a été beaucoup prononcé pendant les attentats, où les médias évoquaient souvent une “perte de l’innocence” et la “fin de l’insouciance” pour les français.” Dur et jamais rose, le roman de Karine Tuil se veut lucide sur la société, simplement parce que l’auteur ne souhaite pas raconter d’histoire à ses lecteurs : “Les fragments de bonheur sont rares pour tout le monde, il faut savoir les apprécier. Mon roman est clairvoyant, j’ai souhaité retranscrire la réalité de la brutalité de notre société. Cette brutalité, je ne peux pas la comprendre ni l’expliquer, mais je dois la raconter, c’est pour moi le rôle de l’écrivain que d’être le miroir du monde.”
Mise en danger
L’Insouciance débute à proprement parler avec l’embuscade d’Uzbin, près de Kaboul, où une dizaine de français ainsi que leur interprète ont été tués par des talibans : “J’ai été très marquée par cet événement et j’ai eu l’impression que l’on en parlait très peu.” La France ne propose d’ailleurs aucune littérature à propos du retour des soldats, contrairement aux Etats-Unis et c’est l’une des raisons pour lesquelles Karine Tuil a choisi de s’y intéresser. Sujet évidemment risqué, elle s’est laissé le temps de la réflexion -elle a écrit un autre roman entre temps, et s’est lancée sur ce tortueux chemin : “J’ai rencontré un soldat rentré indemne du combat et cet échange m’a permis de me lancer. Je me suis autorisé beaucoup de libertés sur le sujet, il me semblait important d’en parler. J’aime l’idée de se mettre en danger lorsque l’on écrit. Je pense que s’il n’y a pas la possibilité de tout perdre en écrivant un texte, alors il n’a pas grande utilité pour l’auteur. J’aime beaucoup les défis.”
Au plus près de la réalité
L’une des spécificités des romans de Karine Tuil est l’immense travail documentaire qu’elle effectue en amont de ses récits : “Le détail est pour moi très important en littérature et il m’arrive de devoir rencontrer deux ou trois personnes afin de faire évoluer un petit détail dans ma narration.” Proche d’un travail journalistique, cette démarche s’en détache pour Karine Tuil qui évoque la force d’empathie de l’écrivain : “Les gens parlent très librement aux écrivains, ils n’ont pas peur d’être trahis, car nous ne sommes pas des journalistes. J’ai tenté d’être au plus près de la réalité des familles de soldats. C’est l’aspect qui m’a le plus tenu à cœur dans ce livre.”
Des personnages au service de l’intrigue
Dans les romans de Karine Tuil, les personnages sont créés en fonction des besoins de l’intrigue : “Tous mes personnages découlent de mon héros, le soldat Romain Roller, le premier sorti de mon imagination. Les conflits sont essentiels aux romans, sans eux il n’y aurait pas d’intrigue ! Dans mon roman, mes personnages ont des différends politiques, des visions antagonistes de la vie, c’est ainsi qu’ils s’affrontent même s’ils ne se croisent pas à toutes les pages. Chacun a été créé en fonction du personnage de Romain, comme des contrepoints. Et si certains sont amoureux, c’est parce que je souhaitais apporter un peu de lumière dans le roman, permettre une reconstruction à mes personnages, insérer un peu d’espoir dans mon univers.”
L’exercice de la solitude
Comme on pourrait s’en douter, l’écriture est un grand moment de solitude pour les auteurs et la solitude pour Karine Tuil, c’est aussi le moment où ses doutes font surface : “Malgré le fait que les médias parlent de nous et nous convoquent quelquefois, le moment de l’écriture est un moment que l’on vit seul. Lorsque j’écris, les seules choses dont j’ai conscience sont ma solitude et mes doutes. Chaque jour à ma table de travail, je suis confrontée au fait de ne pas parvenir à écrire les choses comme je le voudrais.” D’ailleurs, être isolé du monde n’est pas toujours un exercice facile, surtout en périodes troubles : “Je n’ai pas pu écrire pendant les attentats de Paris. Je pense que cette vulnérabilité nouvelle que j’ai ressenti à cette période se sent dans mon roman. Ces attentats m’ont beaucoup fait réfléchir car lorsque vous êtes assis seul chez vous, la littérature perd de son sens : pourquoi s’enfermer alors que le monde s’écroule ? Si je n’avais pas été aussi avancée dans le roman, j’aurais sans doute abandonné.”
Inspirations
Michel Houellebecq, Marie Ndiaye, Maylis de Kerangal, Emmanuel Carrère ou encore Philip Roth, voilà les auteurs qui inspirent au quotidien l’écriture de Karine Tuil : “Les obsessions de Philip Roth sont très similaires aux miennes, comme tout ce qui tourne autour des questions d’identité. David Simon, l’un des créateurs de la série The Wire m’a également beaucoup influencé dans son traitement de la société américaine. En effet, les américains ont une vision plus sociale de leurs écrits, ce qui est souvent moins le cas en France. Pourtant, la dimension sociale est passionnante dans un roman.”
Après ce riche échange, les lecteurs ont eu la chance de pouvoir échanger directement avec l’auteur lors d’une séance de dédicace.
Retrouvez L’Insouciance de Karine Tuil, publié chez Gallimard.