L’hostilité envers les démunis s’exprime de plus en plus en France…Scène I. Un homme tend une main, un autre passe et dit: «Encore? Et en plus, il pue!» Derrière l’église de la Trinité, dans le 9e arrondissement de Paris, sous un soleil généreux et inventif qui pénètre les âmes avant la venue de l’hiver, quelques hères attendent une distribution de soupe chaude. Le passant désinvolte passe sans honte, gratifiant le bloc-noteur d’un sourire qui découvre toutes ses dents ainsi qu’un bout de langue rose posé sur le bord de ses lèvres. Pour un peu, le type s’exprimerait comme un mémo de direction: «Vous êtes pauvres, ne l’oubliez pas.» Une désagréable impression de détestation indifférenciée parcourt les rues de la capitale, en ce matin de grand pont de la Toussaint. Comme si, l’air de rien, cette aversion diffuse se partageait au-delà des frontières de la connerie ordinaire contre tous ceux qui, frappés par le malheur, errent dans nos rues, d’où qu’ils viennent, d’ici ou d’ailleurs, avec leur passé de caillasse, de ronces et de poussières, avec pour tout héritage leurs trajectoires en eaux profondes. Les regards se détournent mécaniquement du petit attroupement d’affamés. Plus besoin de mots pour comprendre le message: «Qu’ils y restent.» Voire: «Qu’ils nous foutent la paix.»
Scène II. «Musulmans, va!» Deux heures plus tard, devant la gare Saint-Lazare. «Ta gueule, eh!, musulman.» Pas de quoi s’offusquer, nous dit-on. Juste une façon de parler qui gagne de vitesse depuis peu. Des pseudo-Syriens, des Roms, des clodos hantent la galerie marchande, vite éconduits à l’extérieur par des vigiles. «Vous pourriez avoir un peu de tact, non?» demande le bloc-noteur. «De quoi vous mêlez-vous?» Un «vous» terrible, infranchissable. Une muraille, ce «vous». Un badaud lâche: «À Paris aussi, il faudrait un arrêté anti-mendicité!» Se déballent au hasard des humeurs des gestes odieux et des pleins sacs de mots qui désignent «l’autre», «les autres», les moins-que-rien, les tendeurs-de-main-morts-de-faim, les indésirables, les peaux foncées, les mal-lavés, les miséreux, les bas morceaux, les parasites. Et puis ceci: «Ils profitent du système! On est trop bons!» Scène III. Au-dessus de la place Clichy, dans le 18e, le SDF habitué du bar "Au Petit Poucet" répète: «On n’arrête pas de me dire de “dégager”… mais pour aller où? Y a de la place nulle part! J’appelle le 115, mais ça raccroche tout le temps.» Une petite pièce, une clope? «Les gens donnent de moins en moins…» Et vous, chers lecteurs? Vous aussi, vous passez votre chemin la plupart du temps? Par lassitude du nombre. Par habitude, déjà. Parce qu’éponger les gouttes d’eau ne change pas le monde. Alors vous vous sentez meurtris par le souvenir honteux, que vous tentez d’effacer vite, par mauvaise conscience? Oublier. Faire comme si de rien n’était. Cela peut paraître étrange ce désir de ne rien retenir, pas même les regards hagards. C’est à ces signes pourtant que l’on reconnaît l’exil. D’abord le sien. Épilogue. Une intuition véritable ne venant jamais sans confirmation vérifiable, une étude du Crédoc pointe, cette semaine, les nouveaux contours d’une «pauvrophobie» à la française. Riverains, collectivités locales, dégradation des centres d’accueil, chasse aux sans-abri: les actes contre les démunis se multiplient; l’hostilité envers les pauvres s’exprime de plus en plus ouvertement. Nous parlons bien de la France, où, ces six dernières années, plus d’un million de personnes supplémentaires sont passées sous le seuil de pauvreté. Désormais, 8,5 millions de nos concitoyens, près de 14% de la population, vivent avec moins de 900 euros par mois. La pauvreté gagne en intensité. Les plus pauvres sont de plus en plus pauvres. Et les plus riches, de plus en plus riches… Et pourtant. Oser demander pour oser vivre, n’est-ce pas être habité par un reste d’espérance? Oser ne rien donner pour oser vivre aveuglément, n’est-ce pas être empoisonné par un manque d’espérance? [BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 4 novembre 2016.]