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Je vous l'avais bien dit ce matin et les jurés du Goncourt, comme moi, ont choisi Leïla Slimani avec Chanson douce, dès le premier tour.
La première phrase tue tout espoir de suspens : « Le bébé est mort. » On
n’accusera pas Leïla Slimani de recourir à de grosses ficelles pour retenir le
lecteur dans son deuxième roman, Chanson
douce. En revanche, ouvrir le livre par un constat qui est la clé de voûte
du récit pousse à se demander comment, pourquoi ce bébé est mort. Qui il est,
aussi, par rapport à des personnages que nous ne connaissons pas encore. Même
l’apparition, toujours dans le premier paragraphe, d’un autre enfant en très
mauvais état, ne dit quelque chose que de l’intensité du drame qui a dû se
dérouler : « La petite, elle,
était encore vivante quand les secours sont arrivés. » Cela ne laisse
rien présager de bon. « Adam est mort.
Mila va succomber. » Débrouillez-vous avec ça, qui commence et conclut
l’histoire, que nous allons lire, de Myriam et Paul, de leurs enfants Mila et
Adam, et de leur nounou criminelle, Louise.
Louise ? Une perle de nounou. Mieux : LA perle,
grâce à qui Myriam peut reprendre du service comme avocate au lieu de
s’éteindre lentement en compagnie de ses enfants tandis que Paul, son mari, poursuit
son ascension dans la production musicale, au prix de longues absences qui
l’empêchent de voir grandir Mila et Adam.
Quand Louise s’est présentée, après quelques autres
candidates, elle a été une sorte d’évidence. Elle était celle qui allait
protéger les enfants, s’occuper d’eux, les accompagner dans leur croissance
avec une attention de chaque instant. « Elle
a le regard d’une femme qui peut tout entendre et tout pardonner. Son visage
est comme une mer paisible, dont personne ne pourrait soupçonner les abysses. »
La femme du couple qui l’a employée avant confirme la première excellente
impression. Elle dit même : « à
l’époque, j’ai même songé à faire un troisième enfant pour pouvoir la garder. »
Une fée du logis, désormais ordonné, propre, parfumé aux
odeurs des plats qu’elle prépare – « une
femme de ménage gratuite en plus de la baby-sitter ». La mer est
paisible. Plus personne ne pense aux abysses. Invisible et indispensable,
Louise a pris sa place et accompagne la famille jusqu’en Grèce pour les
vacances.
Mais, au fond, personne ne s’intéresse vraiment à Louise.
Seuls les services qu’elle rend à la perfection sont appréciés à leur juste
valeur. Quant à savoir ce qu’elle pense, ce qu’elle a vécu avant, à la
disparition de son mari, avec sa fille qui grandissait, comment elle supporte
ou non la solitude dans son petit appartement, tout cela se situe hors du
contexte familial, dans un autre monde, étranger, sans voie de communication
qui permettrait de comprendre qui elle est quand elle n’est pas le soldat qui
accomplit son devoir.
Et puis, certains moments vécus avec les enfants, qui
scellent des pactes non écrits où se mêlent l’amour et la haine, la
reconnaissance et le ressentiment, sont gardés secrets. Les parents ne savent
plus très bien ce qui se passe chez eux en leur absence. Rien de tragique
là-dedans, une forme sans doute de complicité naturelle qui préserve
l’équilibre. Et, malgré tout, de petites fissures, dont la romancière nous rend
compte dans le détail.
On avait beau connaître la fin depuis le début, on ne la
voit pas venir. On est bluffé.