Deux chemineaux
(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Verbini, octobre.
Le père a cessé d’errer, les fils cheminent.
J’allais de Verbini à la cote 735. Le voïvode Mitchich,
col bleu ciel, figure tannée, mains dans les poches, regardait
802 Bulgares que les siens venaient de ramener prisonniers. Il se tenait à
distance, peur des poux.
L’armée serbe était en train d’opérer la manœuvre qui
laissait en attente, devant Monastir, l’armée franco-russe. Elle passait la
boucle de la Tcherna, essayait de crever les Bulgares et par là de tout
déclancher, et leur retraite de Kenali et leur retraite de Monastir et leur fuite
où ils pourraient.
La veille on avait appris le plan sur le front français et,
sous l’émotion, tous s’étaient tournés vers la Tcherna. À huit heures du soir,
on avait connu et les huit cents prisonniers et que les Serbes, ayant avancé de
trois kilomètres derrière la rivière, demandaient du renfort à Cordonnier, et
que Cordonnier avait téléphoné sur le coup à Sarrail, et que Sarrail avait tout
accordé.
Les Serbes, aujourd’hui, jouaient la partie.
Deux officiers
cheminaient…
Deux jeunes officiers montaient devant moi. L’un était
maigre, avec de grandes jambes, un grand nez, un teint jaune et une seule
étoile sur l’épaulette : commandant. L’autre était plus petit, avec un
lorgnon et pas d’épaulette. Ils avaient les mains dans leurs poches et le grand
traînait encore dans les cheveux de la nuque et dans le dos de son manteau des
brins de paille, ce qui prouvait que ce n’était pas dans des draps qu’il avait
dormi. Il était sept heures du matin. Le gros canon crachait déjà.
Les Serbes font le dernier sacrifice. Les 100 000 qui
restent sont revenus sur la lisière de leur pays pour se mettre en demeure d’y
entrer. Sur cette lisière, il y a le feu. Ou ils pousseront le feu ou ils
seront dévorés par lui. S’ils poussent plus vite que le feu ne dévore, ils
reconquerront la Patrie ; si le feu dévore plus vite qu’ils ne poussent,
ils fondront devant. Rien ne remplace ce qui meurt.
Les deux jeunes officiers avançaient sans se parler. Ils
étaient tous les deux, rien que tous les deux, ni un soldat ni un général ne
les accompagnaient. Le grand pouvait avoir de trente à trente-deux ans et l’autre
dans les vingt-sept. Le grand ressemblait étrangement à une figure que l’on
avait vue il y a quelques années, des milliers de fois dans les journaux et sur
des images d’un sou et sur des cartons plus chers, et l’autre aussi lui
ressemblait… mais le père a cessé d’errer.
Ils étaient chaussés de bottes, celles du petit étaient celles
du petit étaient cirées, celles du grand ne l’étaient pas. Le petit fumait une
cigarette, le grand avait refusé d’en prendre une et ils marchaient et s’ils
avaient eu une besace, surtout le grand, ils auraient tout à fait eu l’allure
de chemineaux, de chemineaux qui ont eu beaucoup plus de pluie que de soleil.
Le canon qui frappait fort et coups sur coups était
français, les uniformes des soldats qu’ils croisaient étaient français, tout l’aspect
extérieur de cette armée était français, de sorte que les deux officiers qui,
eux, étaient habillés en Serbes, en traversant leurs propres troupes, avaient l’air
de deux étrangers.
Toujours errants
Un commandant à cheval arriva au galop. Il salua raide d’émotion,
mit pied à terre et marcha avec eux. Le grand s’écarta. Le grand officier,
celui qui n’est que commandant, celui qui ressemble si étrangement à cette
figure que tout le monde connaît, s’écarte toujours de tout. Un général, tout à
l’heure, va venir les prendre sur la cote 735, il s’écartera ; un
colonel va dérouler son plan devant eux, il s’écartera ; un soldat va leur
apporter une tasse de café turc, il la prendra, regardera autour de lui qui n’en
a pas, la lui donnera et s’écartera. Il s’est écarté, auparavant, de bien plus
haut !
— Georges, lui dit le petit, celui qui n’a pas d’épaulette,
celui qui ressemble aussi à ce portrait tant tiré, viens-tu ?
Et Georges suit de son grand corps, de son pas balancé, de
son regard d’oiseau las.
Ils habitent tous les deux la même bicoque. C’est la
deuxième depuis quinze jours, ils déménagent à mesure qu’on avance. Ils sortent
généralement ensemble. Quand une autre personne les accompagne, Georges monte à
côté du chauffeur. Quand il n’y a qu’un lit, Georges couche dans la paille et
Georges, parfois, s’en va tout seul. Il va dans les régiments qui doivent
attaquer.
Et on voit, à l’heure du combat, apparaître un grand
commandant qui n’a pas de commandement. Il se met à la tête des soldats qui
chargent et hurlent des injures aux ennemis. Les soldats, enivrés, le suivent,
hurlant, car s’il n’a pas de commandement, il a une ressemblance.
Il a été prince héritier, c’est maintenant le petit qui l’est.
Ils sont seuls dans la vie, car pour faire comme tous les princes de leur âge,
et au moins être deux, il est nécessaire d’avoir une maison. Une princesse avec
eux n’en aurait pas.
Ils couchent dehors en 1912 à cause des Turcs, en 1913 à
cause des Bulgares, en 1914 à cause des Autrichiens, en 1915 à cause des
Allemands, en 1916 par habitude.
— Georges, tu viens ?
Et ils vont !
Le Petit Journal, 2 novembre 1916.
La Bibliothèque malgache publie une collection numérique, Bibliothèque 1914-1918, dans laquelle Albert Londres aura sa place, le moment venu.
Isabelle Rimbaud y a déjà la sienne, avec Dans les remous de la bataille, le récit des deux premiers mois de la guerre.
Et Georges Ohnet, avec son Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, dont le dix-septième et dernier volume paraîtra dans quelques jours, en même temps que l'intégrale de cette volumineuse chronique - 2176 pages dans l'édition papier.