Une zone si critique par Nicolas Arnaud et Jérôme Gaillardet

Publié le 31 octobre 2016 par Blanchemanche
#geosciences #CNRS #Anthropocène
30.06.2016, par
Nicolas Arnaud et Jérôme Gaillardet

L’humanité se rassemble sur une fine pellicule de la planète qui va des sols à la basse atmosphère et inclut tout le vivant : un espace pour notre survie qui ne se laisse pas étudier si facilement. Spécialistes en géosciences, Nicolas Arnaud et Jérôme Gaillardet nous en disent plus sur ce que l’on appelle la « zone critique ».
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Les inondations de la Seine sont venues nous rappeler combien nous sommes fragiles face à la menace hydrologique et, avec elle, à l’érosion de nos terres, agricoles et industrielles, ou à la contamination de nos nappes phréatiques et de nos rivières. L’inquiétude environnementale n’est plus globale et abstraite, elle touche notre territoire et notre quotidien, avec un effet immédiat et tangible.
L’humanité se rassemble en réalité sur une mince pellicule de la planète qui va des roches fraîches situées à la base du sol jusqu’à la basse atmosphère, et inclut tout le vivant. Baptisée « zone critique » par les scientifiques, cette pellicule, très réactive, est interconnectée : l’eau, les gaz de l’atmosphère et les minéraux qui constituent les roches interagissent les uns avec les autres et façonnent cet environnement dans lequel nous évoluons.


Parc National de Yosemite, patrimoine mondial de l'UNESCO, en Californie.
©R. HARDING IMAGES/MASTERFILE
Ce sont ces réactions physiques, chimiques et biologiques qui ont rendu la planète habitable : en réagissant avec les roches, le CO2 de l’air, un redoutable acide, est neutralisé sur les continents pour se retrouver dans l’océan sous forme de calcaire. Ces mécanismes ont sauvé la Terre en consommant le gaz carbonique de l’atmosphère primitive, lui évitant ainsi un effet de serre qui aurait fini par tuer les premières formes de vie.
Une zone encore largement méconnue
« Critique », cette zone l’est évidemment aussi pour les hommes. C’est là que nous cultivons, que nous bâtissons, que nous construisons nos sociétés. C’est cette zone qui concentre notre ressource en eau, celle qui nourrit le vivant et où s’organisent les écosystèmes. Mais c’est aussi là où nous stockons nos déchets et où les activités humaines pèsent le plus lourdement. Dans son ouvrage Face à Gaia (La Découverte, 2015), le philosophe des sciences Bruno Latour explique combien le terme de « critique » est hautement géopolitique et place cette interface au cœur des relations nouvelles entre l’homme et la nature alors que nous entrons dans cette nouvelle période géologique qu’est l’anthropocène.
Pour autant, les scientifiques n’ont qu’une connaissance partielle de la zone critique de la Terre. Nous ne savons toujours pas, par exemple, modéliser et donc prévoir correctement sa réponse à un doublement de la teneur en CO2 de l’atmosphère et au réchauffement climatique qui l’accompagne. Nul n’est capable de dire pour l’instant comment, à l’échelle de nos territoires, elle réagira à une agriculture de plus en plus intensive ou à l’urbanisation galopante.
C’est que la zone critique est un milieu qui ne se laisse pas étudier facilement. Dans ce milieu complexe, les temps de réaction sont en effet très variables. S’il faut quelques secondes à une bactérie pour se reproduire dans le sol, la dégradation des minéraux peut prendre, elle, des millions d’années… Sans compter que ces deux processus ne sont pas indépendants. Comment modéliser des systèmes dont l’évolution au rythme des millions d’années est conditionnée par des réactions aussi rapides que la photosynthèse, la respiration ou un glissement de terrain ?

La "zone critique" de la Terre va des roches fraîches situées à la base du sol jusqu’à la basse atmosphère, et inclut tout le vivant.
©IPGP/GEOSCIENCE
Il faut pour relever ces défis réunir une armée de scientifiques à la croisée des « géo » et des « bio » sciences, de cultures différentes et toutes nécessaires : géologues, écologues, pédologues (les pédologues sont les spécialistes des sols, NDLR), biologistes, météorologues, géochimistes, géophysiciens… Le défi est immense, car l’approche fondamentalement holistique nécessaire se heurte à l’hyperspécialisation des sciences modernes.
Un défi scientifique considérable
Pour mener ce combat, les scientifiques s’appuient sur des observatoires où des mesures sont conduites de manière régulière et dans la durée, notamment en France qui en a été précurseur. Certains enregistrent des données depuis plusieurs décennies – débit d’eau des rivières, composition chimique des différents milieux, échanges sol-atmosphère – et révèlent sur le long terme les évolutions montrant la réponse de la zone critique à des perturbations locales ou globales. Parmi eux, l’Observatoire hydrogéochimique de l’environnement de Strasbourg vise ainsi à observer et à comprendre les effets de l’ère industrielle sur les cycles biogéochimiques de l’écosystème forestier vosgien (notamment l’effet des pluies acides), et notamment sur l’une de ses rivières, le Strengbach. Quelque quarante années de chroniques permettent désormais de constater un progressif retour à la normale des conditions d’acidité dudit ruisseau.

Les outils
d’observation
de nos sols,
rivières et forêts
restent souvent rudimentaires.

L’histoire des sciences le montre : les progrès instrumentaux ont souvent été à l’origine de révolutions dans notre façon de comprendre le monde. Dans le domaine des surfaces terrestres, de gros progrès restent à accomplir pour doter les scientifiques d’instruments d’auscultation performants. Le programme Critex, piloté par le CNRS, ambitionne de développer des capteurs innovants et couple pour la première fois des techniques d’exploration permettant d’enregistrer des données aussi diverses que le débit des fleuves, leur composition chimique, la teneur en eau des sols et son évaporation depuis les surfaces agricoles.
Le défi est considérable car, si nous parvenons à envoyer sur la planète Mars un robot autonome équipé de capteurs incroyables, les outils d’observation de nos sols, rivières et forêts restent souvent et paradoxalement beaucoup plus rudimentaires…
Au-delà de nos frontières, l’Europe, les États-Unis et la Chine financent également des programmes ambitieux visant à renforcer l’intégration de leurs observatoires de la zone critique en y conviant écologues, géologues et géophysiciens. Comme le dit James Kirschner, éminent spécialiste d’hydrologie et de géomorphologie, « échantillonner et analyser une rivière une fois par semaine, c’est comme écouter une symphonie de Beethoven en échantillonnant une note toutes les minutes ». Les « critical-zonists » ont besoin d’une révolution culturelle et technologique pour ouvrir leurs oreilles à la symphonie du monde qui nous nourrit.

Nicolas Arnaud et Jérôme Gaillardet
Chercheurs en géosciences
Nicolas Arnaud est directeur de recherche au CNRS. Géologue de formation, il a notamment travaillé à quantifier les couplages soulèvement-érosion dans les chaînes de montagne. Il est actuellement directeur adjoint scientifique à l’Institut national des sciences de l’Univers du CNRS, en charge du domaine « Surface et interfaces continentales ».Jérôme Gaillardet est géochimiste, professeur à l’Institut de physique du globe de Paris et à l’Institut universitaire de France. Chargé de mission à l’Institut national des sciences de l’Univers du CNRS, il coordonne le Réseau national des bassins versants (RBV) ainsi que le programme d’Équipement d’excellence Critex.https://lejournal.cnrs.fr/billets/une-zone-si-critique?utm_content=buffere8afb&utm_medium=social&utm_source=twitter.com&utm_campaign=buffer