On voit de plus en plus de demandes de conseils venant de parents qui se disent dépassés. Ils décrivent des enfants de deux ou trois ans qui grimpent partout et semblent avoir pris le pouvoir à la maison. La phrase qui revient alors très souvent est « je n'arrive pas à lui donner des limites»...
« Quand les bornes sont franchies, il n’y a plus de limite » (Pierre Dac)Que sont les limites? Le mot limite vient du latin limes qui désigne le chemin bordant un domaine ou le sentier entre deux champs. A cause du remembrement, on voit de moins en moins souvent ce type de sentier, mais peut-être en avez-vous déjà vu, notamment en lisière de certaines forêts. Il en résulte des conséquences au niveau de la loi. Au delà de la limite, c'est un autre propriétaire.
Je ne vais pas vous donner de conseils, mais plutôt essayer de vous donner quelques pistes, quelques petits sentiers pour découvrir votre enfant avec une surprise émerveillée et une fermeté teintée de confiance en vos capacités de parents, sans oublier un peu d'humour...
1. C'est grâce au maternage que le bébé va construire ses limites corporelles et psychiques
Le bébé va construire ses limites grâce aux soins qu'il reçoit dès la naissance, de sa mère ou de toute autre personne qui assure les soins (père, nourrice). Au début, c'est une expérience de bien-être absolu qui passe d'abord par le corps. Le mamelon (ou la tétine) est dans la bouche, l'estomac est rempli, le bébé est tenu bien rassemblé dans les bras, dans un corps à corps symbiotique. Le bébé ne se perçoit pas différent de sa mère, il pense qu'il est encore dans l'utérus ou bien qu'il a une peau commune avec sa mère. Ensuite il imagine que c'est lui qui a créé sa mère : dès qu'il pleure elle apparait. C'est l'Eden, le Nirvana. La mère a son attention et son psychisme en permanence branchés sur le bébé (la mère se réveille avant son nourrisson pour la tétée ou le biberon). C'est la préoccupation maternelle primaire qui est normale et dure les premiers mois. Le conjoint de la mère peut se sentir délaissé au profit du nouveau-né mais habituellement il seconde la mère pour bien plus que ce qui est matériel : les changes, les bains et l'alimentation au biberon, colorant les soins d'un apport spécifique différent de la mère (portage, bercement, voix). Il est un adulte bienveillant qui veille bien efficacement à la sécurité de son bébé.
Observons un bébé dans un lit ou une couveuse : il va s'efforcer de ramper jusqu'à toucher le bord du lit qui est une limite qui le rassure. Le bébé a besoin de cette sécurité de base qui est comme une enveloppe contenante et rassurante. Certains psychologues ont utilisé la comparaison avec la peau pour réfléchir sur la constitution du psychisme du bébé. La peau comporte plusieurs feuillets qui nous protègent contre les agressions physiques et microbiennes. En cas de lésion (brûlure), il y a un risque vital par perte liquidienne. C'est le "moi-peau", prémisse de l'estime de soi et du sentiment d'exister au monde. Quelque chose comme «c'est bien moi qu'on attendait». En cas de difficultés rares et graves, le bébé peine à se constituer ces enveloppes psychiques rassurantes et on s'imagine qu'il pourrait vivre des angoisses catastrophiques comme si sa peau était une «passoire». Le bébé, dès le début, vit dans l'alternance de l'absence et de la présence de sa mère qui satisfait ses besoins et ses désirs. Il faut au bébé dans les premiers mois beaucoup de «bon temps» (câlins, berceuses, portage). Cette provision de bonnes choses, cette sécurité de base qu'il va acquérir va être intériorisée dans son psychisme et ensuite servir de carburant pour aborder les autres étapes du développement.
Il ne faut pas imposer au jeune enfant (avant six mois) des frustrations trop précoces. C'est dire que les absences maternelles doivent être limitées dans le temps. Il faut beaucoup de patience et de disponibilité aux parents dans cette phase du développement. Mais aussi savoir que le bébé peut être vulnérable à un excès de stimulations.
Il ne faut pas demander à un bébé de faire ses nuits dès la sortie de la maternité ni même à 1 mois. La sécrétion de mélatonine, l'hormone qui déclenche le sommeil, ne se met en place de façon stable que vers 6 mois. Il faut accompagner le bébé dans ses petits symptômes fonctionnels (pleurs, coliques , régurgitations, troubles du transit) qui rythment sa première année.
La mère, quand le bébé grandit vers 4 à 6 mois n'est plus tout de suite présente (dans ses «starting blocks») quand son bébé pleure. Sa capacité à différer quelque peu son intervention est le fait de la mère «suffisamment bonne». Cela permet au bébé de découvrir la possibilité d'attendre, par exemple en suçant son pouce. Début de la pensée probable dans ce léger différé de la satisfaction... "Elle va venir..."
Vers 6/9 mois, le bébé se sent différent de ses parents et vit avec une angoisse notable l'intervention d'une personne adulte différente de ses parents ou de sa nourrice. Il en résulte qu'on ne peut pas le confier de façon durable (plusieurs jours à une semaine) dans ses deux premières années de vie.
Le mythe de la précocité de l'enfant («De nos jours, les enfants sont précoces») fait en sorte que les parents demandent, consciemment ou le plus souvent inconsciemment, à leur enfant d'être parfait et surtout rapidement autonome. Les parents font la parenté mais il se trouve que ce sont les enfants qui confirment la parentalité de ceux qui les élèvent, c'est-à-dire la pratique quotidienne du métier de parent. Les parents guettent anxieusement dans le regard de leur progéniture la confirmation de leur savoir-faire.
2-Plus tard, le petit enfant découvrira le quatre pattes puis la marche. Première limite à poser: l'impératif de sécurité.
Il est alors bon pour lui que les adultes veillent sans excès à sa sécurité et à cet égard le parc est un objet de puériculture intéressant (il pourra protester devant ce qui est une limite très matérielle à son désir d'exploration du monde). L'impératif de la sécurité est prioritaire à la satisfaction de son besoin d'exploration. D'ailleurs le jeune enfant consulte souvent son parent du regard pour savoir si telle action est possible: avancer dans un lieu inconnu, rentrer en contact avec un inconnu. Cet échange de regard est très important: l'enfant ne nargue pas son parent, comme on le dit trop souvent, il l'interroge pour savoir s'il peut continuer son exploration du monde. Très tôt l'enfant perçoit dans le regard, la réponse du parent si celle-ci est suffisamment assurée. Si la mimique du parent contredit son interdit (exemple d'un non dit mollement en souriant), le jeune enfant peut être plus sensible à l'expression du visage du parent qu'à sa parole. Certains parents sont très ambivalents pour mettre des limites : souvent ils ont eu des parents excessivement sévères et inconsciemment ils souhaitent se distancier de cette image qui continuent de peser sur eux.
La bonne distance avec l'enfant est difficile à trouver entre deux positions celle trop prudente et angoissée (« il va se faire mal, je vais lui acheter un casque ») et celle du laxiste (« il doit se faire ses propres expériences, je préfère qu'il ait du caractère »)....
3-Arrive ensuite vers 2 ans, la période du non
Phase qui est aussi celle de la phase d'opposition et de l'acquisition de la propreté sphinctérienne. L'enfant maitrise son corps quelquefois de façon drastique (cf. les constipations intenses qui apparaissent au moment où les parents font les premières tentatives de découverte du pot). Il a aussi conscience que ses refus ont une influence sur son entourage. C'est bien à ce moment là qu'il faut savoir « dire non au non » autrement la supposée « force de caractère » se transformerait en caprice, c'est à dire la souveraineté d'un désir qui ne connaitrait pas de limites. Les parents permettent à l'enfant de développer sa capacité à attendre et après avoir un peu attendu, la satisfaction n'en est pas moins bonne !
C'est à partir de cet âge que les interdits (les "inter-dits" évoquent le rôle de la parole) vont commencer à être intériorisés et assimilés par l'enfant.
4- Entre les âges de 2 à 5 ans, c'est la période œdipienne
Et c'est la troisième limite à poser. L'enfant est curieux de savoir ce qui se passe dans la chambre des parents en son absence. Il souhaiterait y remplacer l'adulte de même sexe.
Dans certains cas, le jeune enfant est restée dans une fusion prolongée à sa mère et le père (c'est à dire celui qui vit avec la mère et non forcément le père biologique ni le père au sens juridique du terme ) ne s'est pas inter-posé.
Chaque parent a le souci légitime de se faire aimer de son enfant mais c'est très souvent dans une perspective dyadique et non pas triadique qui va exclure l'autre adulte: fréquemment un parent dit « être tombé amoureux de son enfant ». L'enfant pourrait remplacer le conjoint. C'est le risque de la «séduction séductrice ».
Refléchissons à partir de l'origine des mots. Séduction vient du latin «se ducere» qui signifie conduire vers soi et s'oppose à «ex ducere» conduire vers l'extérieur et qui a donné le mot éducation. Ce qui est très important, c'est que la mère ait rapidement dans sa tête l'image d'un père réel (ou imaginaire d'ailleurs dans le cas de la monoparentalité) qui lui permette de dire à son enfant : "Tu n'es pas tout pour moi comme je ne suis pas tout pour toi". C'est à cette période par exemple, qu'il parait utile de stopper le corps à corps des bains pris ensemble ou de faire dormir l'enfant dans le lit parental.
5-Poser des limites
Ce sont bien sûr les paroles, mais pas dans une inflation d'explications. Dès que l'on argumente une décision, on vient se placer à égalité avec l'autre. Cela risque de permettre à l'enfant de s'introduire dans un espace de négociation démocratique qui abolirait la différence entre ses parents et lui. L'enfant n'est pas au même niveau que ses parents. Il lui faut des impératifs catégoriques : «Un point c'est tout, je compte jusqu'à 5».
L'enfant perçoit très tôt, on l'a déjà dit, les mimiques inconscientes du parent qui exerce son autorité avec ambivalence et culpabilité. Bien savoir que l'abstention d'autorité est vécue comme un abandon par l'enfant. L'excès d'autorité est beaucoup plus rare et très pathogène quand elle s'exerce avec sadisme.
Une autorité de bon aloi accordera au jeune enfant un délai entre la limite posée et l'obéissance. L'adulte a aussi une possibilité d'utiliser l'humour ce qui dénoue bien des conflits.
Luc (2 ans 1/2) exige des dessins animés avant d'aller à la crèche et débute une colère : que faire, que dire ?
1- «Sale gosse, on va bien voir qui commande» : circuit court conduisant au court-circuit...
2- «Fais ce que tu veux, débrouille toi tout seul, voilà la télécommande» : lâchage affectif complet.3- «Les dessins animés le matin ne sont pas recommandés par la Société Française de Pédiatrie» : explication incompréhensible, non adaptée à l'âge. 4- «Mon pauvre garçon, tu as l'air bien malheureux , la loi est dure mais c'est la loi» : fermeté et humour sans moquerie.
5- «Tu fais ton coquin de bébé chef malheureux en espérant que papa et maman feront ce que tu veux... Eh bien non, si je suis ferme avec toi, c'est la preuve que je t'aime» : fermeté, humour et amour.
Le processus d'autorité doit être métabolisé par le jeu chaque fois qu'il y a un dysfonctionnement dans la réalité. « A la maison , c'est papa et maman qui commandent et toi tu commandes à tes Légos ou à tes poupées ». Souvent par la suite, les enfants vont imiter leurs parents et disputer le nounours ou la poupée qui n'ont pas été obéissants.
Il est aussi possible que le parent, sans remettre en cause le moins du monde sa décision centrale, «c'est l'heure de sortir pour aller à la crêche», accepte que l'enfant opposant puisse être consulté sur un aspect très périphérique. Le laisser prendre son écharpe rouge ou son écharpe verte, emmener avec lui, ou pas, tel ou tel objet, ce qui peut donner une porte de sortie plus facile à sa colère.
Il ne faut pas menacer d'un retrait d'amour. Le «Je ne t'aime plus» est à proscrire. Il est notable que c'est aussi une parole qui est crainte par le parent quand elle vient de l'enfant. Il vaut mieux imposer une petite punition proportionnée à l'âge (ranger ce qui a été dérangé) que de menacer d'un retrait d'amour.
Les médias véhiculent l'idée que l'enfant peut tout entendre, qu'il doit être informé, qu'il faut tout lui expliquer mais le rôle des parents est d'abord de le protéger de ce qu'il peut voir ou entendre venant du monde extérieur. Un enfant a besoin de connaissances et d'explications mais elles viennent au bon moment, au fur et à mesure de sa maturation. Et le filtre parental ne s'exerce pas que sur l'ordinateur !
6- Lorsqu'un enfant arrive, tout change, c'est une véritable révolution : les parents se remettent en cause à la lumière de leur propre histoire infantile.
Sa «majesté le bébé», du fait de sa dépendance physiologique et psychologique, a besoin que ses parents soient patients. Se donner du temps, c'est gagner beaucoup de temps ensuite et éviter beaucoup de soucis. On l'a dit, les limites ne doivent pas être instaurées de façon trop précoce. Par contre, par la suite et progressivement, les limites sont données, elles sont acceptées et ensuite intériorisées.Vers deux ou trois ans, l'enfant doit commencer à intérioriser les interdits, faute de quoi il risquerait de devenir un enfant-roi et un adolescent tyrannique, donc malheureux.
A cet égard certaines situations sont plus à risque (une mère qui élève seule son enfant, un enfant qui a connu une naissance difficile ou une pathologie somatique qui ont conduit à ce qu'il soit surprotégé, un enfant qui vient de façon inconsciente réparer quelque chose chez un des parents).
L'autorité est d'abord un lien indispensable à la vie comme l'est l'oxygène. On pourrait la comparer aux berges d'un fleuve « On dit d'un fleuve qu'il est violent, mais on ne dit rien de la violence des rives qui l'enserrent » (Bertold BRECHT). Des berges trop resserrées, mais aussi l'absence de berges conduisent au débordement du fleuve.
Alain QUESNEY
Remerciements pour les apports de Daniel MARCELLI et de Catherine GRAINDORGE, Pédopsychiatres.
Daniel MARCELLI. "L'Enfant chef de la famille: L'autorité de l'infantile" AlbinMichel (2003)
Daniel MARCELLI "C’est en disant non qu’on s’affirme…"Hachette (2007)
Daniel MARCELLI. "Il est permis d'obéir"Albin Michel (2009)
Catherine GRAINDORGE."Quand bébé grandit : "Ce qui se joue vraiment avant 6 ans" LeducS.Edition (2007)