politique, comme de l'art et de la foi, se situent sur un autre plan que celui de sujet. Je ne connais pas de grand art qui ne soit, à la fois, politique et religieux. Politique parce qu'il interpelle une communauté, religieux parce qu'il ouvre, dans la vie, une brèche de transcendance. L’Iliade est une épopée politique parce qu'elle appelle le peuple grec à la conscience de son unité et de ses valeurs, tout comme Shakespeare réalise un théâtre politique en donnant à une nation le sens de la continuité de son messagehistorique, et, dans Hamlet, le pressentiment de ses contradictions et de ses ruptures. Les « sujets » n'y sont pour rien. Bruegel peut peindre la « Montée au Calvaire » ou
Une oeuvre est indivisiblement politique et création de la foi par son pouvoir d'interpellation. Interpellation d'une communauté et pas d'un cénacle (j'appelle « cénacle » un groupe élitiste qui situe une oeuvre par rapport à une école ou un « style », et non par rapport à un mouvement historique global). Giotto ou Duccio, Balzac ou Hugo interpellent une communauté. Ingres ou Dali sont au service de la suffisance et de l'autosatisfaction d'un cénacle. Un masque africain est, à mon sens, l'exemple typique d'un art politique et religieux : condensation des énergies de la nature, des ancêtres, des dieux, il irradie, par la danse, effectuée sous le masque, cette énergie dans toute la communauté. Interpellation et appel à la rupture, à la transcendance. Par la prise de conscience des mouvements profonds d'une époque, de ses angoisses et de ses espoirs, de ce qui meurt en elle, par la satire, comme Cervantes, ou le symbole, comme Kafka, ou de ce qui naît en elle et préfigure l'avenir, comme l'amour des poètes d'Occitanie, la foi visionnaire de Rembrandt, ou la réalité devenant tourbillon
de lumière avec Delaunay. Il n'y a d'art politique (ou religieux) que l'art prophétique, celui qui nous aide à inventer l'avenir en nous désignant une réalité plus réelle que le réel : celle du possible. Cette politique et cette foi ne s'expriment, à chaque époque, en oeuvre d'art, qu'en inventant le langage nouveau donnant à cette « interpellation » sa plus grande puissance d'étonnement et de percussion. Dire un avenir neuf exige une nouvelle manière de le dire à un peuple neuf. Le génie consiste à inventer à la fois le message et le langage. C'est pourquoi la pratique des arts et l'esthétique (comme réflexion sur l'acte créateur) doivent, à mon sens, constituer la base de toute éducation : il n'y a pas d'enseignement plus révolutionnaire que d'apprendre à un enfant à aborder le monde non pas comme une réalité donnée, toute faite, mais comme une oeuvre à créer..
Roger Garaudy Revue ARTS n°25 3 juillet 1981