Infirmière à la Maison médicale Jeanne-Garnier, à Paris, cette ex-bénédictine s'attache à prendre soin de la personne dans toutes ses dimensions.
Je suis devenue infirmière en soins palliatifs après avoir passé 15 ans chez les Bénédictines, à Paris. En 2004, je quittai cette congrégation qui était en crise. Ce départ fut extrêmement douloureux. Mais ce n'était pas être fidèle à ma vocation que d'y rester, en laissant la situation se dégrader. Ayant été moi-même burinée par les épreuves, ayant vécu la perte de repères, pour finalement me relever grâce à Dieu, j'ai eu à cœur ensuite de me tourner vers les personnes vulnérables qui affrontent la fin de leur vie. J'avais soif d'être source de paix et de solidité pour ces patients qui cherchent à retrouver l'unité de leur être, là où la maladie a fait voler en éclats leur sécurité, leur vie de famille, personnelle, professionnelle. En tant qu'infirmière, je suis appelée à prendre soin de la personne dans toutes ses dimensions. J'ai l'immense privilège d'avoir accès non seulement au cœur, à l'intelligence et à l'esprit, mais aussi au corps. Or, le spirituel et le charnel vont ensemble. Toucher le corps c'est toucher la personne dans son intimité la plus profonde et cela rejaillit dans tout son être. Bien souvent, le patient en fin de vie pense qu'il n'est plus digne, plus utile ; il se sent rejeté. La manière dont je vais lui prodiguer des soins, le sécuriser, l'apaiser, le regarder comme un être unique, infiniment respectable est déterminante pour le conforter dans son identité de sujet jusqu'au bout.
Nous pleurons mais nous rions aussi beaucoup à Jeanne-Garnier. J'y goûte par moments une intensité de joie que je ne retrouve pas dans le monde. Quelque chose de l'ordre de la surabondance. À défaut de pouvoir rajouter des jours à la vie, nous essayons, personnels soignants et bénévoles, de rajouter de la vie aux jours. De faire prendre conscience que la fragilité ne nous rend pas moins vivants, au contraire. La fin de vie est un moment de crise, un kairos où le drame advient. Mais de ce drame peut jaillir la lumière, notamment au travers d'échanges extrêmement profonds entre les patients et leurs proches. Je me souviens de cet homme qui écrivit à sa femme : « Ce sont les dix mois les plus beaux de notre vie, les plus beaux de notre amour. » Je revois aussi cette mère de famille dont le projet initial était de passer quelques jours seulement à Jeanne-Garnier, afin que nous l'aidions à mettre en place une hospitalisation à domicile. Au bout de trois jours, elle a supplié le médecin de la garder. Lorsqu'une amie de Jeanne-Garnier lui a confié qu'elle aurait aimé la rencontrer en d'autres circonstances, elle lui a répondu : « Je ne sais pas. J'ai vécu tant de choses depuis deux semaines. Jamais nous ne nous sommes autant parlé mon mari, mes enfants et moi. »
Nous portons tous en nous une dimension spirituelle, que nous soyons croyants ou non. Je me souviens de ce patient qui disait : « Je suis un athée aimant ! » Son visage rayonnait de bonté. Par cette parole, il révélait quelque chose de son rapport à l'existence. Certains ne prononceront jamais le mot Dieu durant leur séjour à Jeanne-Garnier tout en ayant un vrai sentiment d'accomplissement de leur vie : ils ont été aimés, ils ont aimé, ils ont eu une profession intéressante. Ils partent sereinement. Et leur parcours intérieur n'en sera pas moins extraordinaire par la manière dont ils se seront attachés à faire le bien, à emprunter un chemin de pardon, à transmettre le meilleur à leurs enfants.
Je perçois dans la fin de vie un mystère de solitude. Plus que l'angoisse de mourir, c'est en effet la peur d'être seul qui prédomine. Un bénévole m'a confié qu'un jour, en réponse à la parole « Ce que vous vivez est difficile », le patient rétorqua : « Oui, mais vous êtes là. » Mystère de la présence, de la gratuité, de la communion dans le silence. Mystère de la rencontre, jusqu'à l'ultime. »
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source : La Vie 2016