Voici le genre de texte dont la critique est complexe. Il y a tellement de choses à dire que je commencerai par une pirouette en saluant le travail de Laure Leroy, une éditrice atypique qui a une approche tellement originale du monde du livre. Le temps d’une remise de prix l’an dernier, elle m’a parlée de sa vision, de son ouverture au monde, à des textes écrits dans des langues issues d’un ailleurs lointain. Ce soir-là, à l’occasion de la remise du prix Mokanda, la belle éditrice me parlait avec passion de la complexité de traduire en français, un texte initialement publié en farsi ou en birman, traduit en anglais...
Les éditions Zulma bouleversent le paysage de l’édition française par leur originalité et leur capacité à dénicher des talents souvent inaccessibles au commun des lecteurs francophones à cause de la barrière de la langue. Le Messie du Darfour s’inscrit dans cette démar-che. Originellement écrit en soudanais (arabe), Le messie du Darfour, mérite cette traduction en français. Pour découvrir un des pays les plus lourds du continent, le Soudan et le terrible conflit du Darfour dont beaucoup n’ont pas saisi l’essence.
Un messie - La question de l'esclavage
AbdelAziz Baraka Sakin commence et termine son roman avec une procession qu’initie le messie du Darfour. On retrouve autour de cet homme une foule, des gens en perte de repères assommés par une guerre terrible. Celle du Darfour. Sakin décide de nous amener en eaux profondes pour comprendre le présent et l’initiative de cette procession quelque peu loufoque, en première lecture. Il propose trois fils d’ariane. Le premier est celui d’Ibrahim Khidir. Il part de son incorporation de force dans les forces armées soudanaises de ce fils de "bonne famille". Au moment de la procession, c’est un élément de l’armée qui souhaite se rapprocher du messie pour comprendre sa philosophie et sa capacité à influencer les gens autour de lui. Au moment de son incorporation, c’est un étudiant. Un soudanais de Khartoum comme les autres… Mais quand on creuse, on découvre un héritage lourd dans sa famille où la question de l’esclavage a eu une place conséquente. Au point de définir des postures, nourrir des tabous au sein d’une même famille. L’histoire de sa grand-mère, puisque les lecteurs le constateront, les femmes sont souvent le canal par lequel la vérité est exprimée clairement sur les situations délicates. Ibrahim est à l’aise avec cet héritage. Le lecteur réalisera combien cette question de l’esclavage est actuelle au Soudan, sans véritable remise en cause des individus. L’abolition de l’esclavage est un fait colonial britannique qui n’a jamais été assumé par de nombreuses élites dirigeantes de Khartoum. Toujours en suivant le personnage Ibrahim qui va errer près de 10 ans dans les guerres soudanaises au sud, à l’est, on découvre un pays en proie depuis des années à des guerres civiles (le terme fratricides n'a pas de sens dans ce contexte) et dont les militaires sont dans de nombreux cas, des esclaves reconvertis à l’art de la guerre. Le pouvoir en place, machiavélique, oppose, instrumentalise les populations au gré de ses intérêts mercantiles.
La guerre du Darfour - Son impact sur les individus
Abdelaziz Baraka Sakin nourrit donc son texte de faits socio-historiques lointains et récents pour expliquer les postures des uns et des autres. Que dire par exemple d’Abderahman? Cette jeune femme, dont la famille a été exterminée, a survécu miraculeusement un peu comme le personnage de Faustin de Tierno Monemembo dans L’aîné des orphelins, a pris un nom masculin. Protégée par les cadavres de ses proches massacrés, violée à répétition dans des camps de réfugiés alors qu’elle est mineure, déformée par la guerre, comme l’indique son nom, elle est cependant une femme libre dans son action, dans l’expression de sa féminité et de sa sexualité pour atteindre l’objectif funeste d’abattre froidement dix janjawids et de manger leur foie. Liberté de réaliser une vengeance qui va la conduire très loin.
"A peine rentrés à la maison, Shikiri dut constater que son épouse, Abderahman, n'était pas une femme comme les autres, non pas parce qu'elle était plus directe et plus sensuelle qu'il ne s'y attendait, mais parce qu'elle lui fit une étrange requête alors qu'ils étaient mariés depuis une heure à peine : elle lui demanda de la venger, ou de l'aider à se venger, et rien d'autre." p.44 édition Zulma
Tout cela est très romanesque et en même temps ancré dans l’un des pires moments de ce pays. Les janjawids sont les seules figures du roman pour lesquelles Sakin ne s’autorise pas à introduire de la nuance. Hyènes humaines. Destructeurs sans vergogne. L’absence d’humanité dans leur action aurait mérité que Baraka Sakin s’attarde sur ce point pour ces milices venues de l’est du Sahara. Le nouveau messie a d’ailleurs des limites dans l'expression de la compassion qu’il pourrait accorder à un humain : le janjawid.
Nimeiri - El BéchirLa guerre du Darfour est, en lisant Sakin, un conflit géostratégique dans lequel des puissances extérieures se sont immiscés comme la Chine qui arme les troupes gouvernementales. es dernières pilotent des raids aériens sanglants, louent les services de mercenaires du désert, se servent de militaires esclaves… Nimeiri... El Béchir… Il est difficile de comprendre une approche aussi cynique des leaders politiques vis-à-vis de leurs populations. Je n'ai pas trop de mal à comprendre que Baraka Sakin soit persona non grata à Khartoum. Sa critique de l'action du pouvoir soudanais sans aucune ambiguïté, sans pour autant être rabâchée.
Sur la forme de ce romanOn aimerait lire le texte en arabe. Avoir accès à sa structure initiale. Vous avez compris que le texte n’est pas linéaire. Que la prise de parole de certains personnages est interrompue dans son élan pour reprendre son cours. La traduction nous renvoie a un texte simple dans sa narration, à une psychologie des personnages sobre mais suffisante pour appréhender la colère, la haine, l’impulsivité ou la fourberie des uns et des autres. On est pris par cette lecture intelligente où l’écrivain prend le soin de ne pas sombrer dans un manichéisme arabe/nègre. Lecture que l’on a souvent quand on observe de loin l’histoire du Soudan.
J’aimerais terminer par une incompréhension sur la métaphore christique qui entoure les actions de ce messie. Les actions d’expropriation des terres menées par les troupes gouvernementales et leurs acolytes janjawids menacent d’être remise en cause par un prophète du Darfour. Il emprunte au christianisme de nombreux symboles : la croix, la crucifixion, la place de la parole, le sacrifice, la référence aux 66 livres qui constitue le canon, les charpentiers. Le tout pour une résurrection… En terre musulmane, j'aurais aimé comprendre la logique profonde de cet artifice littéraire pour Sakin, ce qu'il représente réellement pour lui et pour la reconstruction du Darfour.
Mais j’en ai trop dit et pas assez... Je ne suis pas satisfait de cette chronique. Pardonnez-moi.Abdelaziz Baraka Sakin, Le messie du DarfourEditions Zulma, Traduit de l'arabe par Xavier Luffin - 2016