Image finale, inquisiteur-ange (Almas Svilpa) ©Jean-Pierre Maurin
Voilà un opéra un peu maudit, écrit dans les années 20 pour Berlin (et sous la direction de Bruno Walter) d’après un roman de 1908 de Valery Brioussov, le chef de file du symbolisme russe, qu’il fut impossible de créer pour des raisons de retard, ni en Russie ensuite (trop décadent pour Staline), et qui finalement le fut en 1954 à Paris en version de concert et en 1955 à Venise en version scénique dans une mise en scène de Giorgio Streller – reprise à la Scala- si bien que Prokofiev, mort en 1953, ne l’a jamais entendu. Depuis, représenté de loin en loin (je l’ai moi-même vu pour la première fois à la Scala en 1994 mise en scène à oublier de Giancarlo Cobelli, direction musicale mémorable de Riccardo Chailly), c’est une œuvre que les aspects sulfureux éloignent quelquefois des scènes et Prokofiev n’est pas si fréquent (sauf à la Scala qui en a connu plusieurs productions et reprises) dans les saisons lyriques (une seule production d’Andrei Serban à Paris en 1991, jamais reprise).
Pourtant, coup sur coup en Allemagne deux grandes mises en scènes, l’une à la Komische Oper de Berlin de Benedict Andrews (c’est la production qui est reprise à Lyon) et l’autre de Barrie Kosky à Munich la saison dernière dont j’ai rendu compte sur le blog , rappellent que c’est une œuvre parmi les plus frappantes du XXème siècle.
L’histoire est celle d’une femme, Renata, qui dans son enfance a cru ( ?) rencontrer un ange, Madiel, l’ange de feu ; une image ( ?) qui a accompagné enfance et adolescence et laissé des traces si profondes qu’elle est à sa recherche de manière obsessionnelle. Elle prie, enjoint, ordonne à Ruprecht, un cavalier rencontré une nuit (en tout bien tout honneur) de l’aider à en retrouver la trace, qu’elle croit voir dans le comte Heinrich, avec qui elle a vécu une histoire d’amour et qui a fini par la rejeter aussi. Il en résulte une errance surréaliste où l’on va notamment rencontrer Mephisto et Faust qui passaient par là, où Ruprecht va être blessé par Heinrich, où finalement l’héroïne va se retrouver dans un couvent mis sens dessus dessous par sa présence, rappelant un peu l’affaire de Loudun racontée dans « Les Diables », le film de Ken Russell (1971). Comme dans l’affaire de Loudun, tout cela se termine au bûcher, où Renata est envoyée par l’inquisiteur.
Renata (Ausrine Stundyte) et les Renata(s) ©Jean-Pierre Maurin
Dans la mise en scène de Benedict Andrews, l’inquisiteur a la figure d’Heinrich, de l’ange Madiel, une sorte de clergyman qui apparaît dès les premières scènes et qui demeure énigmatique ; on devine cependant qu’il est lié à un souvenir d’enfance marquant de Renata, qui est sans cesse accompagnée de doubles, petites filles, jeunes filles, adolescentes.
Acte V: Ausrine Stundyte (Renata) et Almas Svilpa (Inquisiteur) ©Jean-Pierre Maurin
En même temps, Madiel c’est aussi l’inquisiteur, c’est aussi Heinrich, c’est à des figures qui selon Benedict Andrews sont des figures de pouvoir annoncent le totalitarisme dont Prokofiev va souffrir, qui sont des figures énigmatiques d’interdit, de puissance, mais aussi de refuge. En cela l’opéra reste fortement ambigu.
Ruprecht lui aussi est accompagné de doubles, qui, comme les doubles de Renata, sont aussi des servants qui maniant les cloisons mobiles, déterminent les espaces divers structurant le récit.
Le dispositif (décor de Johannes Schütz) en est apparemment simple: un plateau tournant et des espaces déterminés par des cloisons mobiles, panneaux gris qui peuvent être cloisons où sols, créant des espaces qui vont de la chambre d’hôtel à la cellule de couvent, en passant par une salle d’auberge, ou une grande salle de réception, celle de Heinrich par exemple, qui selon l’angle de vue (qui varie forcément avec le plateau tournant) peut être aussi mur ou corridor. Espace multiple, mutant, instable comme l’âme de Renata.
Pas de couleur dans cet espace ni de réalisme, il s’agit d’un espace de l’abstraction, où seuls les costumes aux couleurs vives ( de Victoria Behr) constituent des taches de couleur : rose fuchsia (ou rose bonbon) pour Renata, qui ne cesse d’être déchirée entre son monde de petite fille et un monde d’adultes qui lui reste extérieur, orange vif pour Ruprecht, vert à paillettes pour Agrippa, parme pour la voyante. Le mouvement des doubles en orange ou rose bonbon donne aussi quelque chose de presque circassien dans la performance, avec des scènes de cirque, par exemple, quand Mephisto arrache le bras de l’enfant de l’aubergiste et le mange goulûment. Au-delà de la surprise initiale, et au lieu d’être authentiquement terrifiante, la scène a ce côté terrifiant de théâtre qu’on verrait volontiers dans une scène de clowns ou de mauvais Grand-Guignol.
Benedict Andrews n’abuse d’ailleurs pas des effets, le décor est réduit à son minimum, il y a peu d’objets en scène, sauf lors de la scène de l’auberge où réfrigérateur, objets de cuisine divers, poubelle de rue envahissent subitement le décor et lui donnent un réalisme qu’on n’avait pas vu jusqu’alors. C’est qu’à ce dispositif tournant et mutant s’oppose la fixité d’une chaise au premier plan sensée être celle de Renata rêvant, comme si en fait dans un procès en sorcellerie mené par l’inquisiteur, elle faisait revivre son histoire et ses fantasmes, mêlant réel et irréel, réalisme et surréalisme. Dans une telle perspective, l’ange Madiel est bien proche du Samiel de Freischütz, l’ange de la mort et de la destruction. D’ailleurs, les sonorités en sont bien proches (El renvoie à Dieu, comme dans Gabriel et dans Michel aussi). La présence de Madiel dans les premières scènes, présence muette cajolant la petite fille), est silencieuse et prophétique : elle est cette figure ambiguë qu’une « petite Renata » revêt de ses ailes qui va accompagner Renata jusqu’au drame final.
Peu de magie dans cette mise en scène, sinon l’apparition de la voyante qui voit le destin sanglant de Renata, autre annonce de la mort qui va marquer l’ensemble de l’œuvre.
Un peu plus de sang en revanche, notamment quand Ruprecht est blessé et laissé pour mort, mais qui va se remettre, bien que diminué (béquilles), et quand Renata en une scène d’une violence marquée, se scarifie d’une croix sur la poitrine, comme marquée à jamais, telles ces marques qui indiquent les victimes (on se souvient des maisons marquées du massacre de la Saint Barthélémy). Ainsi Benedict Andrews résout la question de la dramaturgie un peu échevelée et des changements de décors successifs voire de la multiplicité des personnages en réduisant au maximum le dispositif, pour garantir la fluidité et la continuité de l’action, mais cette simplicité n’est qu’apparente, parce que rythme de l’action, rapidité des changements et rythme de la musique vont de pair et les mouvements sont parfaitement synchrones, et donc d’autant plus difficiles à réaliser en une chorégraphie faite de croisements, de défilés apparents ou cachés, qui finissent par donner à l’ensemble une sorte de magie.
Magie que ces lumignons qui marquent le cercle du plateau tournant, en une sorte de ballet d’ombres, magie que ces disparitions et apparitions, que ces cloisons qui s’abattent ou se dressent, tour à tour cloisons et sols, magie aussi que les orientations successives, magie enfin que ces éclairages magnifiques de Diego Leetz avec ses changements brutaux qui glacent l’ambiance : la scène de la rencontre d’Heinrich et de Ruprecht, dans l’espace d’un vaste salon (un seul fauteuil) d’un côté, et de l’autre un mur éclairé à cru contre lequel hurle son désespoir Renata est l’une des plus marquantes de la représentation.
Acte V: Ausrine Stundyte (Renata) et Almas Svilpa (Inquisiteur) ©Jean-Pierre Maurin
Évidemment la partie finale, au couvent (Acte 5) est particulièrement impressionnante, et magnifiquement réglée, avec la structuration du plateau en cellules, un vaste espace libre au centre où vont se réunir les sœurs, vêtues de jaune, la couleur diabolique…Le jeu des couleurs et des éclairages accompagne une chorégraphie impeccable où les groupes se réunissent, se séparent, se distribuent dans les espaces cellulaires comme dans une fresque. Le bel ordonnancement conventuel peu à peu se délite, les sœurs enlèvent leur voile, elles ôtent leur robe, et tout cela devient une sorte de pandemonium orgiastique, dont Renata est considérée responsable. Images prodigieuses de tension et de force qui se concluent par la clôture de l’espace circulaire, laissant Renata et l’inquisiteur seuls sur le proscenium.
Mais bientôt Renata s’arrose d’essence et se précipite au centre du plateau, pendant que l’Ange-Inquisiteur, revêtu de ses ailes, voit l’immense flamme émerger.
Ainsi Renata par le suicide revendique son propre destin. Condamnée au bûcher, elle s’immole elle-même, Brünnhilde sans Siegfried, dans cette solitude structurelle qui ne l’a jamais quittée. Elle quitte le monde en ayant repris en main son destin.
Kosky avait insisté sur l’aspect onirique et un peu fou de l’histoire, Andrews prend l’histoire plus au sérieux, comme si c’était une sorte de confession (à l’inquisiteur) qui se déroulait devant nous et trouvait enfin sa logique dans le suicide final.
Le travail de Benedict Andrews, très fouillé, d’une grande efficacité et intelligence, presque épuré quelquefois et respectant scrupuleusement le livret, proposant un espace tragique unique et divers sans aucune fioriture, sans distraire l’œil des personnages : un travail théâtral d’une grande qualité et d’une vraie originalité, mais qui est aussi accompagné d’une distribution toute entière dédiée.
Sans doute est-ce là l’une des distributions les plus réussies de l’Opéra de Lyon, car du chœur à l’héroïne, tous sont vraiment engagés d’une manière extraordinaire dans le travail collectif.
Le chœur de l’Opéra, dirigé par Philip White, est remarquable. On a confié des rôles de complément aux artistes du chœur mais dans cette œuvre, ce sont les dames qui ont surtout stupéfié, dans la scène finale, tant dans les ensembles que dans les quelques voix qui émergent avec force et conviction. Le chœur est non seulement vocalement magnifique, mais les dames solistes se donnent à corps perdu (c’est le cas de le dire vu la scène). L’engagement scénique de l’ensemble est impressionnant et doit être souligné.
Du côté des solistes, j’émettrais une réserve sur la basse Almas Svilpa, qui malgré un beau grain n’arrive pas à projeter suffisamment pour s’imposer dans la scène finale. Le chanteur reste souvent couvert par le chœur et l’orchestre, malgré l’attention au volume de l’orchestre portée par Kazuschi Ono. Un peu fixe, un peu monocorde, il n’arrive pas à imposer son personnage et c’est regrettable, bien que la prestation d’ensemble (il chante aussi Heinrich) demeure acceptable. On notera en revanche le jeune baryton Ivan Thirion, aubergiste bien présent, et l’autre basse, qui chante Faust (signe d’un monde sens dessus-dessous, la basse c’est Faust et Méphisto le ténor dans cette œuvre au contraire de la tradition), Taras Shtonda, basse profonde de l’opéra national d’Ukraine où il chante tous les grands rôles de basse, de Boris à Philippe II. Son Faust très légèrement las est intéressant.
Chez les hommes, ce sont les ténors qui tiennent la dragée la plus haute : Vasily Efimov, bien connu à Lyon où on l’a vu aussi bien dans Cœur de Chien de Raskatov que dans Le Nez de Chostakovitch en Jakob Glock au profil inquiétant et légèrement pervers, chant efficace, coloré, expressif. Même remarque pour l’excellent Mephisto de Dmitry Golovnin (qui chante aussi Agrippa von Nettesheim) : expressivité, intelligence des rôles, distance ironique, diction, projection, tout y est, avec une vraie présence scénique. Un très beau chanteur.
Du côté féminin, l’hôtesse de Margarita Nekrasova dessine un personnage légèrement vulgaire, qui impose la couleur très sombre de sa voix, et Mairam Sokolova fait une très jolie composition dans la voyante, peut-être plus convaincante que dans la partie de la mère supérieure qu’elle chante également.
Laurent Naouri (Ruprecht) et Ausrine Stundyte (Renata) ©Jean-Pierre Maurin
Au sommet de la pyramide, Laurent Naouri magnifique, totalement incarné dans Ruprecht montre une voix chaleureuse, très bien projetée, très expressive dans un russe en tous cas très clair et particulièrement attentif à la prononciation. C’est un chanteur tellement attaché au répertoire français, et dans des rôles qui demandent souvent de la distance et de l’ironie, que ce rôle un peu échevelé d’amoureux éternellement éconduit, sauf quand cela devient inutile, qui a ruiné sa vie pouvait sembler un défi. Un défi vraiment relevé : je l’ai trouvé supérieur en expression au Ruprecht pourtant idiomatique et incroyablement engagé, mais vocalement discutable d’Evgenyi Nikitin à Munich la saison dernière. Il est vrai que l’espace confiné et le rapport scène salle de l’opéra de Lyon permettent de mieux identifier la finesse d’une interprétation. En tous cas, chapeau.
Renata (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin
Reste Ausrine Stundyte, la jeune soprano lettone qu’on a entendue à Lyon l’an dernier faire triompher la Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch, s’empare pour la première fois du rôle de Renata. Tout directeur d’opéra avisé devra impérativement l’engager pour ce rôle. D’abord parce qu’il y a sans doute peu de Renata sur le marché lyrique (le rôle est très tendu, l’œuvre est rare), ensuite et surtout parce qu’elle y est stupéfiante à tous niveaux.
Pour cette prise de rôle, elle s’installe immédiatement au sommet. Elle va reprendre cette saison le rôle à Zurich dans une mise en scène de Calixto Bieito sous la direction de Gianandrea Noseda, grand spécialiste du répertoire russe.
Elle a évidemment la voix, toujours tendue, toujours puissante, toujours bien posée et projetée, sans traces de fatigue, chantant dans toutes les positions dont celles les moins adaptées au chant ; mais allié à ce chant, c’est le jeu qui est époustouflant, d’une vérité hallucinante : on reste en apnée devant la performance, devant la manière de gérer son corps, si problématique souvent à l’opéra, devant l’engagement prodigieux et l’intelligence de la composition. Une intelligence doublée de sensibilité et d’intuitions extraordinaires. Déjà la première image de ce corps tordu dans son lit crée chez les spectateur une sorte de malaise stupéfié qui ne le quittera pas. Une performance exceptionnelle, rarissime. Une chanteuse faite pour les rôles paroxystiques parce qu’elle y ose tout.
Je suis curieux de l’entendre en revanche dans des Mimi ou des Cio Cio San, qu’elle possède à son répertoire pour voir comment elle met en valeur dans des rôles moins démonstratifs ses éminentes qualités. Quel choc en tout cas !
Kazushi Ono ouvrait la saison lyonnaise pour la dernière fois après 8 ans de bons et loyaux services où il a travaillé avec l’orchestre sur un répertoire assez varié (qui va de Verdi à Chostakovitch) en donnant aux différents pupitres une grande clarté, et en imposant une couleur XXème siècle qu’il a contribué à développer. Ce qui frappe dans sa direction, c’est d’abord une certaine retenue. Ce peut paraître antithétique à propos d’une œuvre si paroxystique, mais son travail n’est jamais bruyant ou excessif. Au contraire, il réussit à montrer un certain raffinement dans son approche de la partition, sans jamais relâcher la tension ni renoncer à une certaine chaleur (lui qu’on taxe quelquefois de froideur). Il ne couvre pas les voix et accompagne les mouvements de la mise en scène avec une grande précision. Il est essentiel, ici comme ailleurs, mais particulièrement avec une mise en scène aussi sensible au rythme que celle de Benedict Andrews, que la direction et la mise en scène respirent ensemble. Et c’est ici le cas. Cette parfaite « syntonie » entre scène et fosse est sans doute ce qui motive l’exceptionnelle réussite de l’ensemble. Il n’y a en outre pas une scorie dans l’orchestre (j’ai entendu deux représentations parfaites sous ce rapport) et la musique est d’une limpidité rare, et permet d’isoler certains moments plus lyriques, où les sources russes s’imposent (souvenirs de Moussorgski par exemple), mais aussi certaines traces straussiennes voire des souvenirs de Ravel. Il rend justice à cette partition complexe que Prokofiev réutilisera dans sa troisième symphonie (et sa quatrième), d’une grande modernité qui s’inscrit dans une recherche formelle typique des années vingt. Mais comme d’autres œuvres de la période, elles seront victimes de la réaction conservatrice qui va se déchainer en Russie, comme en Allemagne. Aujourd’hui encore c’est une œuvre surprenante et tendue, qui garde une charge subversive qui n’est pas indifférente. L’opéra est si souvent le refuge du conformisme qu’on ne peut que s’en réjouir : 62 ans après sa création, l’Ange de feu reste un des opéras les plus ouverts, les plus problématiques et les plus stimulants de la production du XXème siècle.
Acte I ©Jean-Pierre Maurin