Sur ce point, Thierry Bouchard opère un retournement que l’on pourrait qualifier de pongien, et ce n’est sans doute pas un hasard si l’auteur du Parti-pris des choses est seul à être cité deux fois en exergue (pp 69 et 105), même si l’auteur se démarque nettement d’une postérité « telquelienne » (p84). Car on retrouve bien ici la ruse pongienne : si le poème traite d’une chose anodine, d’un fait insignifiant, c’est bien sûr pour ramener la poésie à la réalité rugueuse et se défaire d’un lyrisme sentimental post-romantique, mais c’est tout autant placer à l’évidence la poésie moins dans l’objet traité que dans le traitement littéraire de l’objet. En cela, chaque texte de ce livre est moins une note de journal personnel qu’un exercice de style, un jeu littéraire, une sort d’art pour l’art. D’où l’abondance, à partir du quotidien, des références à la littérature, la peinture, la musique. D’où l’emploi burlesque de l’élévation épique : le taureau devient Minotaure (p19), les trois nièces sont les trois Parques (p13), la Charente l’Achéron (p68)… La phrase s’allonge démesurément, se charge de compléments, de qualificatifs, rectificatifs, incises… elle semble prise dans une sorte de jubilation descriptive et imagée autant que syntaxique. Pour donner un exemple, à propos du ressac : « Et chacun aura en mémoire, précisément, qu’il le veuille ou non et par association sonore, un système de bruitages singuliers qui remontent aux premières branchies et, selon ses expériences personnelles, sa phonétique intime, auxquels se mêlent, pour agrémenter la polyphonie des clapotis de toutes sortes, tout à loisir des gémissements, des halètements, peut-être même des grognements d’efforts comblés, proches, dans leur renouvellement, hélas ! toujours un peu limités, du mouvement général des océans, réglés sur l’attraction lunaire qui, dans un grand geint, agite avec plus ou moins d’énergie sonore, paraît-il, jusqu’à la moindre flaque d’eau, et qui anime, très souvent, souvent, moins souvent, c’est selon, les corps à corps qu’une marée invisible emportera vers le large, et dont on sait qu’ils sont, jusqu’à la fin, composés par ailleurs d’une quantité d’eau non négligeable. » (p75) On entend à la fois l’humour et le plaisir d’écrire qui tend à devenir autonome, à valoir pour lui-même. Au-delà de la phrase, c’est un processus analogue d’accroissement, d’enrichissement, qui génère le texte lui-même, par digressions, accumulations, associations… Dans un passage, l’auteur revendique avec un sourire cet art du « détour » : « On aura raison de me dire maintenant que je m’éloigne du sujet qu’on a peut-être perdu de vue. Moi, pas encore. J’y reviens mais le détour, auquel j’ai été forcé par mon entraînement, était aussi nécessaire qu’inutile. » (p116)
Le plus souvent, c’est par un de ces détours que s’introduit une part plus personnelle ou plus réflexive : critique politique au sens large (pp38,177,189,210…), jugements polémiques sur la poésie contemporaine (pp115, 123…), souvenirs intimes ou familiaux (pp17,139,145,153,173,212…). Ainsi, contre toute attente, en quelque sorte par la bande et par petites touches éclatées, le « cabinet de curiosités » se révèle être aussi une forme d’autoportrait.
Antoine Emaz
Thierry Bouchard, Blue Birds’ Corner, Editions Fario, 220 pages, 16€.