INTERVIEW AMBIVALENTLY YOURS
AV: Dans ton film, ça m'a marquée quand un.e des intervenant.e.s affirme que dans la "vraie" vie, on n'est pas supposé.e.s être aussi ouvert.e.s et transparent.e.s sur nos sentiments que cela peut être fait sur internet. Pourtant, dans ta pratique, tu expose clairement ta sensibilité. Est-ce que cela a eu des conséquences dans ta vie personnelle? AY: C’est sûr que les choses que je partage en ligne et celles que je partage "dans la vraie vie" sont différentes. Souvent, ce que je publie en ligne va être plus personnel mais en même temps c'est anonyme, donc ça reste vague d'une certaine manière. En même temps, on dirait que cet anonymat me donne plus de courage. Je pense aussi que le fait de prendre le temps de réfléchir avant de décrire un sentiment par écrit ou par dessin avant de le mettre en ligne, ça m'aide à mieux comprendre mon comportement, celui des autres, ma relation avec les gens. Et ça, ça a des conséquences sur mon quotidien. Donc je dirais que c'est un processus complémentaire. ... alors que dans le quotidien on a moins ce temps de réfléchir, de prendre de la distance. Oui. C'est séparé d'une façon un peu conceptuelle chez moi puisque mon travail sur internet c'est comme un personnage. Donc je vais réfléchir avant de poster, habituellement (haha). Est-ce que ça a une influence aussi sur tes relations virtuelles? Je veux dire, dans ton documentaire, tu abordes aussi beaucoup la question des relations "proches" que l'on peut avoir grâce à internet malgré la distance géographique. On dirait qu'il se passe quelque chose au niveau de la communication dans ce cas là. C'est sûr qu'internet va faciliter des amitiés qui n'auraient jamais existé sinon. Il y a des gens que je n'aurais juste jamais rencontré, même des gens qui habitent dans la même ville. C'est une manière de connecter à cause d'une affinité et d'un intérêt commun - par exemple pour tout ce qui est fem, rose, doux, les émotions, etc. C'est différent de la rencontre "en vrai" où on est d'abord poli, où on se demande d'où on vient et ce qu'on fait. En ligne on dirait qu'on peut passer à travers tout cela et entrer directement dans l'amitié d'une façon plus intime. On voit ça avec les fandomes aussi, plein de gens qui se réunissent parce qu'illes aiment quelque chose en commun. Je me souviens qu'avec mes meilleures amies, on s'est rapprochées parce qu'on a commencé à parler d'un groupe qu'on aimait ou d'une émission. Ces petites choses là facilitent les affinités entre les personnes.
Toutes les images à partir d'ici (c) Ambivalently Yours
Je suis d'accord. Ca me fait penser par exemple aux fans de One Direction sur Tumblr qui forment une communauté super dynamique et intéressante à suivre. Genre c'est plein de jeunes filles qui parlent de leur amour pour Harry Styles et en même temps elles sont drôles et vont s'encourager mutuellement, relayer des posts féministes (c'est ma perception, peut être que j'idéalise). En tout cas, ça me donne l'impression qu'il y a à ce titre aussi une sorte de question de génération qui émerge. Genre c'est important pour ces personnes là, ce réseau. Non seulement ça facilite l'amitié mais en plus ce sont des connections qui peuvent être rassurantes - typiquement pendant l'adolescence quand tu cherches à connecter avec des gens qui te ressemblent - j'en reviens aussi à cette idée de réseau de relations internationales. On dirait que c'est un truc qui n'est pas compris de la même manière par toutes les générations. Effectivement. Si on pense aux "vagues" du féminisme par exemple. Aujourd'hui, on dirait que des féministes plus jeunes se donnent la permission d'utiliser ou d'aimer des choses plus "fem". Je pense qu'il y a un temps où cela se faisait moins, où c'était vu comme si tu te faisais un peu avoir par le patriarcat. Et maintenant, la conversation a un peu changé. En même temps c'est toujours un peu tricky de regarder les groupes de personnes par générations. Je trouve que c'est une façon de regrouper les gens - par exemple dans les médias - et quand tu regroupes trop les gens en catégories, ça les divise. Décrire le féminisme par vagues c'est aussi une façon de créer des catégories. Ce sont des termes très sensible. En fait les choses s'influent mutuellement... Oui! Et par exemple dans ma pratique, je ne peux pas nier le fait que le féminisme de la "deuxième vague" m'a beaucoup influencée. Donc je ne peux pas séparer mon travail de ça. Dans le fonds, c'est juste que les besoins, les discours changent. Je pense que maintenant, il y a comme un besoin de réfléchir aux choses qu'on aime - même si on a des émotions contradictoires vers cette chose là, on va se donner la permission de l'aimer et d'avoir du plaisir au lieu de se blâmer. C'est intéressant parce que j'ai l'impression que c'est international ce sentiment là. En tout cas j'ai des gens de partout dans le monde qui m'écrivent sur ces choses là. C'est pareil, les médias, les politiciens, ils essaient tellement de diviser les gens par frontières, par pays, par culture - alors qu'en même temps, il y a des choses qui sont pareilles, ces points communs là m'intéressent beaucoup. En même temps je ne veux pas dire que c'est mal de lutter pour des causes très spécifiques. C'est sûr qu'il y a des gens qui s'investissent à fond là dedans et je pense aussi que c'est important. Mais je pense que c'est important de voir les deux. De voir aussi le spectre élargi, les connections entre les choses. Mais oui! J'ai aussi souvent l'impression que quand on parle de "générations" c'est souvent du point de vue des "vieux" par rapport aux "jeunes" et ça implique beaucoup de condescendance. Genre les émissions sur "les jeunes", la "génération y" ou les trucs du genre. Oui ou bien "les millenials sont tous comme ça" - ça fait juste diviser les gens. Tsé y a des jeunes qui sont bien "traditionnels" et y a des vieux qui sont radicaux.Quand on parlait du fait de voir les choses de façon plus large... une partie de ta pratique est très ancrée sur les réseaux, internet, les réseaux sociaux. En même temps tu développes aussi des projets comme actuellement le Summer Camp. C'est une galerie avec une exposition collective et vous avez aussi prévu un tas de workshops, de soirées, d'après-midis de fabrications de zines etc. Donc c'est comme une manière de perpétuer ce réseau, mais avec les gens en chair et en os. Pourquoi c'est si important? J'ai grandi dans une famille où l'art c'est comme cette chose que tu fais la fin de semaine - ça n'est pas vraiment important. Et puis étant plus jeune je n'avais pas beaucoup d'amis, en tout cas pas d'amis "artiste" et par rapport à ça je me sentais très isolée. Ca m'a pris vraiment longtemps avant de me convaincre que ce que je faisait c'est légitime, important. Donc je trouve ça super importeant d'encourager d'autres personnes qui ont peut être aussi ce genre d'hésitations. Parce que pour moi y a eu des gens qui m'ont vraiment aidée. Ca m'arrive souvent que des personnes m'écrivent quand elles commencent un zine pis elles aimeraient me mettre dedans, m'interviewer etc. J'essaie le plus possible - si j'ai le temps - de dire oui, de donner de mon temps et d'encourager ce que ces personnes veulent faire. C'est pareil dans le projet Summer Camp on a essayé d'inclure le plus de gens possible. Notamment des personnes qui n'ont pas souvent l'occasion de montrer leur travail parce qu'on sait que ça n'est pas toujours évident, tsé, ça prend un niveau de compréhension du fonctionnement du monde de l'art, ça prend des connections, une certaine éducation. C'est beaucoup de travail et d'énergie. Oui. J'ai été chanceuse, j'ai pu étudier, travailler dans des cafés, tout ça ça m'a aidé. Je suis capable de transmettre ces informations à des personnes qui n'ont peut être par eu la même chance. Parce que trop souvent on a appris depuis qu'on est jeunes - et surtout quand on est des femmes - qu'ils faut être en compétition. C'est sûr que je ne suis pas immunisée à ça. Moi aussi des fois je réalise que je suis jalouse d'autres artistes, d'autres personnes. Mais c'est tellement important d'essayer de combattre ça! Pour moi, une des façons de faire quand je sens que je suis jalouse, c'est justement - au lieu de me laisser aller dans cette jalousie là - j'essaie au contraire d'encourager d'autres personnes. C'est pas évident mais je pense que c'est hyper important. Je suis bien d'accord! C'est aussi dans cette perspective là que Marie et moi on s'est impliquées dans des projets comme Soromance ou le Clit Club. On veut promouvoir le travail des filles qui est super intéressant. C'est comme une façon de dire que c'est possible. Pas dans un sens qui crée des complexes ou un sentiment d'infériorité mais plutôt dans l'idée d'attirer l'attention sur ces personnes super. Pour moi c'est différent que de dire "il suffit que les meufs se bougent" - qui est comme déconnecté de la réalité - c'est plus dans l'idée de dire aux filles que si elles ont des envies, elles peuvent croire au fait qu'il y aura des gens qui vont les encourager - même si ça n'est pas "parfait". C'est un peu une question de reconnaissance. Je trouve que c'est difficile de dealer avec ça - on dirait qu'elle ne vient jamais au moment où on l'attend. C'est clair. Il y a souvent des gens qui m'écrivent et qui me demandent comment j'ai fait pour Ambivalently Yours. Ce que je leur réponds c'est que c'est quatre-vingt-dix pourcents de chance et dix pourcent de travail. La chance, tu n'as aucun contrôle dessus. C'est comme un privilège que tu as eu dans ta vie, un travail que tu as aimé, des trucs comme ça. Mais tu ne peux pas le contrôler. La seule chose que tu peux contrôler c'est que tu peux travailler fort. Donc les dix pourcents de travail c'est comme la possibilité de pouvoir être, à tont échelle au moins, capable d'être un peu satisfait de toi-même? A mon avis ça s'apprend. Par exemple quand tu disais que dans ta famille, l'art c'est vu comme un hobby - arriver au point de croire dans ta pratique, c'est le résultat d'un travail. On dirait que c'est aussi un privilège d'avoir cette confiance de pouvoir dire "ce que je fais, ça a de la valeur". Il faut aussi avoir le temps et les moyens de s'investir là dedans. C'est sûr que j'ai eu à faire beaucoup de sacrifices par exemple financiers - mais j'ai aussi eu assez de privilèges pour pouvoir continuer quand même. C'est aussi important de savoir ce que tu veux et de ne pas s'arrêter.
Est-ce que à ton avis toutes ces choses sont comme des valeurs qu'on peut associer au féminisme? Est-ce que le fait d'expliciter ces choses là ça peut amener une meilleure compréhension aux gens qui sont sceptiques par rapport au terme "féministe"? Je veux dire, pour ma part, je viens plutôt du côté théorique, j'étudie à l'université, mais en même temps j'ai toujours eu un intérêt pour la culture et fait des trucs à côtés... mais on dirait qu'il m'a fallu vraiment du temps, beaucoup de lectures etc, pour arriver à penser à ces choses là, à cette solidarité. Par exemple, à essayer de ne pas me comparer mais de promouvoir ce que font d'autres filles parce que je pense que c'est important pour toutes. Et c'est un truc que j'ai développé surtout à travers mon intérêt pour le féminisme. Après il ne s'agit pas non plus de brandir ce terme à tout bout de champ. C'est sûr que le féminisme c'est souvent perçu comme un gros mot. Ca reste un terme vague. Mais c'est clair que pour moi ça a été comme l'étincelle qui a parti le feu. Genre avant de faire ma Maîtrise [le Master, ndlr] j'ai travaillé cinq ans dans le domaine de la mode pis il y avait quelque chose qui faisais que je me sentais frustrée, je n'étais pas satisfaite personnellement. C'est là que j'ai commencé à lire pas mal de choses sur le féminisme queer et à en apprendre plus sur l'art féministe et je sais pas, ça m'a comme réveillée. Ca m'a tellement donné d'énergie! On dirait que c'est comme un non-retour. Dès le moment où tu commence à t'intéresser à ces sujets là tu ne peux plus t'arrêter! Exactement. C'est comme - il y a tellement de choses que j'aimais avant, comme par exemples des films américains - je ne suis plus capable de les regarder de la même façon. Je me mets automatiquement à les analyser. Après y a des jours où je suis comme aaaaaah j'aurais juste le goût d'aller voir un film sans me prendre la tête! Ouais, faut pas s'énerver. (Haha) C'est vrai que tu ne peux pas retourner en arrière. Je pense que c'est ça le féminisme. Tu n'as pas besoin de l'évoquer tout le temps. Comme tu dis, tu n'es pas obligé.e d'employer le mot "féministe" toutes les deux phrases. Mais il faut reconnaître qu'il y a des gens qui se sont battu.e.s pour ça, qui ont créé des mouvements. Et ça c'est tellement comme un cadeau! C'est clair. J'essaie de réfléchir à comment on pourrait faire comprendre l'importance de ce terme là sans trop l'évoquer. Comme de manière détournée. Est-ce que c'est des choses sur lesquelles tu as eu des retours par rapport à ton travail? Oui, souvent quand je publie des dessins, je vais mettre des citations, pareil quand j'écris, j'essaie de mettre des suggestions de livres ou de films à regarder. Ensuite de ça j'ai des retours de gens qui vont me dire ce qui les a inspirés.e.s. Les personnes jeunes, je vais souvent leur suggérer de regarder le mouvement des Riot Grrrls parce que je trouve que ce qu'elles ont fait, c'est qu'elles ont pris quelque chose de très théorique, très académique, pis qu'elles l'ont rendu accessible. Oui! Et en même temps il y a un côté fascinant, genre on peut vraiment s'identifier à ces filles là. En tout cas moi, c'est mes héroïnes. Kathleen Hanna ou des groupes comme Bikini Kill. Grave! les Riot Grrls sont aussi une grande inspiration dans ce qui nous a motivées à faire par exemple des zines, Marie et moi!
En parallèle, j'ai l'impression que le féminisme ça peut être très élitiste parfois, la théorie n'est pas toujours évidente. Moi par exemple j'ai des fois de la misère à lire... Pareil! Et aussi pendant mes cours en études féministes, c'est arrivé une fois que des personnes de ma classe ont voulu parler du féminisme sur internet. Elles ont fait une présentation qui était peut être pas super appuyée théoriquement, un peu maladroite, aussi parce qu'il n'y a pas beaucoup de références sur le sujet, mais ce qui m'a vraiment travaillé, c'est que j'ai trouvé la réaction des profs très catégorique, pleine de préjugés genre "ce qui est sur internet n'a pas de valeur, c'est juste de la théorie édulcorée" - je comprends que c'est pas le même "niveau" mais en même temps, pour ma part en tout cas, c'est clairement grâce à des médias et des réseaux peut être plus "alternatifs" sur internet que je me suis intéressée à tous ces sujets. C'est moins compléxant d'une certaine manière. Ouais. Ca c'est vraiment un truc générationnel je pense - il y a vraiment un manque de compréhension. Je pense quand même que c'est en train de changer. Il y a des livres, des essais sur le sujet ou bien des profs très présents sur le net [par exemple, Sara Ahmed de Feminist Killjoys qui est aussi prof à Londres], les grands médias s'y intéressent aussi des fois [par exemple les capsules Les Brutes de Lili Boisvert et Judith Lussier sur Télé-Québec]. Je me demande si c'est plus flagrant dans le monde anglophone ou nord-américain... C'est possible. C'est comme le "cyber-feminism", ça commence à être de plus en plus respecté. Et puis il y a aussi l'aspect de comme, aujourd'hui, tout ce qui est web c'est hot (haha). En même temps on dirait que tout ça s'accompagne à un espèce de regain d'intérêt général pour le féminisme. Oui et l'esthétique des années quatre-vingt-dix est en train de redevenir à la mode - du coup toutes les sous-cultures de ce temps là sont un peu à la mode [comme les Riot Grrrls dont on parlait tantôt]. Mais c'est problématique aussi parce que la mode va amener comme une version simplifiée de ce qui s'est vraiment passé ou de ce qui se passe encore maintenant. Surtout dans l'esthétique des trucs que je fais qui sont comme très "fillette", très souvent il y a des gens qui ne prennent pas le temps de s'intéresser au fonds de la chose, qui n'essaient pas de comprendre. J'imagine que beaucoup de gens ont des réactions où ils pensent que ça ne s'adresse pas à eux-elles. C'est drôle parce que l'art "masculin" ou fait par des artistes, des hommes, on dirait que c'est ouvert à tout le monde. Mais de l'art trop rose... Souvent j'ai eu des profs ou d'autres personnes qui m'ont dit "pourquoi tu fais pas de l'art pour les garçons?", mais pourquoi les garçons ils pourraient pas aimer l'art rose? Pourquoi est-ce que l'on partirait du principe que cette esthétique exclu ou attaque forcément certaines personnes? C'est clair, c'est pour tout le monde! Les profs pensaient que je fais de l'art pour les filles adolescentes, mais c'est juste une esthétique dans le fonds. C'est comme de la misogynie intégrée. Mais heureusement il y a aussi des gens qui ont compris comme par exemple quand j'ai eu ma bourse et ma résidence pour faire mon film [chez Oboro à Montréal].
Est-ce que tu as choisi de faire ce film parce que tu ressentais le besoin de regarder en arrière pour réfléchir à ton parcours jusqu'ici? [Le film rassemble plein de conversations avec des personnes rencontrées en marge de la création d'Ambivalently Yours. Des artistes, des bloggeur.e.s jeunes et moins jeunes qui réfléchissent via des conversations skype des notions de réseau, de solidarité, des sentiments, du féminisme etc.] J'ai appris que j'aurais la possibilité de faire ce film quand j'étais en résidence en Ecosse l'année d'avant. Là-bas, mon objectif c'était de prendre 3 mois pour réfléchir le plus possible à ma pratique en ligne et aussi de répondre à toutes les questions que je recevais [aujourd'hui Ambivalently Yours indique plus de 1000 questions en attente de réponse sur son Tumblr]. Ca a fait que j'ai eu beaucoup d'attention de médias en ligne - genre Buzzfeed, des choses comme ça. C'était bien mais en même temps, les articles qu'ils écrivent, c'est genre 200 mots. Genre "Meet your new favourite feminist tumblr artist" (haha). Tous les articles ont à peu près le même titre et disent en substance "tu peux être féministe et aimer le rose!". Alors bien sûr ça fait partie de ce que je dis mais c'est quand même plus complexe que ça. C'est aussi un peu le problème avec l'internet. Tout est consommé rapidement et en fragments. Donc comme je trouvais qu'il y avait beaucoup de choses qui étaient perdues et que je voulais mettre un peu l'accent sur l'importance des connections, j'ai eu l'idée de faire ce documentaire avec des conversations avec des gens que j'ai rencontrés avec mon projet. Le but c'est de montrer comme l'autre aspect... Et là, il me reste un peu d'argent de ma bourse avec lequel j'aimerais faire une série de podcasts. Est-ce que tu vas mettre le film en ligne comme le reste de tes projets? Pour l'instant je vais essayer dans le montrer dans des festivals mais après j'aimerais bien. En tout cas, j'ai beaucoup aimé! Comme tu le dis, internet on voit souvent ça de manière très fragmentée et là avec ces dialogues ça fait revenir ces contacts à quelque chose de plus linéaire, de plus profond aussi. Vous sortez de l'internet à travers le film mais en même temps vous êtes connectés par skype et vous réfléchissez à tout ça simultanément. Merci. A mon avis, les articles les plus intéressants, c'est presque tout le temps des gens - souvent des jeunes - qui ont des blogs ou des fanzines. Ce sont eux qui posent les meilleures questions et ensuite ils vont publier toute l'entrevue au lieu de juste des extraits tellement... tsé genre le premier gros article c'était Buzzfeed et ils m'avaient posé 12 questions à longue réponse. Ca m'avait vraiment pris plusieurs heures à répondre et après ça l'article c'était 200 mots. J'étais comme "pourquoi tu m'as posé toutes ces questions?". Mais ça nous est arrivé à tous.tes et c'est quelque chose qui est arrivé aux Riot Grrls aussi - les médias essayaient juste de commercialiser ce qu'elles faisaient, au point qu'elles ont décidé de faire un Media Blackout. Je ne sais plus quelle revue avait écrit un article tellement condescendant, tellement insultant vis à vis de ce qu'elles faisaient... après elles ont juste décidé de ne plus parler aux médias. C'est vrai! Dans le livre "Girls to the front" il y a d'ailleurs un chapitre entier consacré à ça. On gravite un peu autour de la question de l'assimilation des contre-cultures... C'est ça! Les gens créent des contre-cultures parce qu'illes se sentent exclu.e.s et mal à l'aises vis à vis du mainstream et après le mainstream essaie de les industrialiser, il les simplifie pour les rendre consommable. C'est comme maintenant que le féminisme est rendu un peu cool, il y a des marques rien à voir qui vont se mettre à faire des tshirts avec "feminist" ou whatever et ça, ça me... (haha). Bien sûr, moi j'en fais des tshirts comme ça, je gagne de l'argent comme ça, mais toute ma pratique est liée à ça. Oui, ça a du sens. Après je trouve ça intéressent aussi dans le sens où ça crée un discours - mettons, si H&M se met à faire des tshirts "I'm a feminist" - ça va faire que des gens vont en discuter. Mais peut être que c'est aussi toujours les mêmes. Un peu comme avec le féminisme de Beyoncé. Les personnes qui ont écrit des articles sont un peu celles qui s'intéressent de toute façon à la question. Le féminisme des popstars comme Taylor Swift ou Beyoncé et compagnie est problématique mais en même temps je trouve qu'il a quand même sa place. Ce que je trouve drôle c'est que les gens qui les critiquent, souvent vont critiquer cela de la même façon qu'ils critiqueraient un.e académique qui parle de féminisme! Je trouve ça vraiment ridicule parce que tsé, la musique pop c'est comme le junk food de la chaîne alimentaire. Tu peux pas manger un Big Mac pis être fâché.e après que tu te sens pas bien parce que ça t'as pas donné les vitamines dont tu as besoin dans ta vie. Mais comme la musique pop, ça a sa place. Comme, y a des jours tu vas pas avoir le goût de lire du Judith Butler - tu auras le goût d'écouter du Beyoncé pis c'est ben correct, mais attends toi pas à ce que ce soit à la vegan (haha). On en revient aux différents niveaux de discours... Je pense que si quelqu'un comme Taylor Swift ou Beyoncé représente le féminisme, ça va faire qu'il y a des jeunes filles qui vont googler ça pour savoir ce que c'est. C'est comme un point d'entrée - mais tu peux pas penser que c'est ces personnes là qui vont tout t'apprendre. Le mainstream aussi ça peut faire ça, même le tshirt féministe chez H&M. C'est comme les modes. Pour avoir travaillé dans le milieu, je comprends comment fonctionnent les trends qui sont toujours inspirés par des contres-cultures. Elles ont toujours une grosse influence sur le mainstream. C'est quand même une drôle de relation.
Je me demandais justement si tu travailles encore dans la mode? Non plus vraiment, des fois je fais des contrats ici et là, avec des anciens collègues, mais de moins en moins. Tu faisais quoi en fait ? Au début je faisais des imprimés pour des vêtements et après j'ai travaillé dans le marketing. C'est intéressant parce que j'aime les vêtement, la mode, tout ça mais il y aussi comme un manque. Tsé c'était vraiment juste créer des choses pour faire acheter, pour gagner de l'argent. Donc on commençait par avoir des idées super intéressantes et après c'était dilué jusqu'à tant que ce soit pas cher et facile à vendre. Donc quand tu es une personne créative c'est très difficile de travailler comme ça. En même temps, c'est un monde tellement sexiste! Toutes les compagnies dans lesquelles j'ai travaillé, la majorité des employé.e.s c'était des femmes et les boss presque tous des hommes. J'ai aussi eu des boss vraiment dégueulasses - genre un qui me frottait les épaules pendant que je travaillais ou qui faisait des commentaires sur mon apparence ou mon poids devant toute l'équipe, des choses comme ça. En plus souvent, leur façon de générer du personnel dans ces compagnies, c'est de faire en sorte que le monde se sente en compétition et d'utiliser ça pour essayer de motiver les gens à travailler plus fort. C’est comme un peu la base du capitalisme. Mais c’est ça! (haha) Faire croire que parce que tu te sens en compétition tu vas mieux travailler alors que finalement tu te rends compte aussi que quand t'es solidaire, quand tu peux supporter d'autres personnes ça t'apporte aussi! Mais oui! Tout le monde gagne là dedans. C'est comme toutes ces émissions de compétition genre American Idol. Il y a toujours UNE personne qui gagne - je trouve que c'est triste comme mentalité parce que même quand tu gagnes tu te retrouves isolé.e parce que tout le monde te déteste. Alors pourquoi tu souhaiterais en arriver là? Je ressens ça dans mes études parfois, ou bien c'est ce que je déduis de ce qu'on pu me dire des ami.e.s de certaines écoles d'art. C'est intense mais en même temps ça va influencer ta pratique - comment tu peux faire des choses personnelle si au final tu fais juste te comparer? Oui, dans les écoles ils disent que c'est pour te préparer à la vraie vie. Mais moi quand j'ai fait ma maîtrise, j'étais dans une petite école indépendante et super radicale et en fait on n'avait pas de notes - c'était soit tu passes, soit tu passes pas. Juste ça, j'ai trouvé que ça change tellement la dynamique! Peut être que toute cette idée là, ce besoin d'être le ou la meilleur.e - peut être qu'avec les notes tu ne peux pas t'en empêcher.
... dans cet ordre d'idée, le fait qu'avec le projet Summer Camp vous ayez lancé un appel de projet permettant à n'importe qui d'envoyer une carte postale. Je trouve que c'est un bon exemple de comment créer des opportunités pour tout le monde. Personnellement, je ne me vois pas comme une artiste, mais écrire une carte postale, ça je me sens capable. Oui, c'est moins intimidant. C'est pour ça aussi que j'ai fait des soirées de dessin féministe parfois. Soit on a un grand bout de papier et tout le monde dessine dessus. Soit chacun.e a sa feuille et ensuite on fait tourner au bout de 5min. Ca devient plus collectif. Tu as moins peur de savoir si tu fais les choses moins bien que la personne d'à côté puisque de toute façon tu vas changer. Et je trouve aussi qu'être assis comme ça en dessinant ça aide à avoir des conversations [on en voit un bel exemple dans la scène finale du film]. Tes mains sont occupées et ça aide on dirait. En tout cas j'ai eu de super discussions en faisant ça! C’est qui le genre de gens qui participent à ces événement? La dernière fois c'était à Cambridge. On m'avait invitée à une conférence qui s'appelait Woman of the World et là y avait vraiment des gens de tous âges. Des jeunes filles et garçons de 15-16 ans et puis des madames qui avaient peut être dans la cinquantaine. On a eu des conversations super intéressantes et ça permettait aussi de voir les différentes expériences de chacun, vu qu'il y avait des gens de partout. Et comme je disais avant, finalement on avait quand même vécu des choses semblables - comme le sexisme. Après c'est sûr que c'est plus des femmes, des fems ou des gens qui s'identifient comme queer qui s'intéressent à ma pratique ou qui semble être assez à l'aise pour me dirent qu'illes s'identifient à mon travail. C'est vrai que des hommes straigt, surtout blancs, on dirait qu'ils sentent qu'ils ne devraient pas ou que ce n'est juste pas pour eux. Mais en même temps la plupart des questions que je reçois sont anonymes, donc c'est difficile de savoir. Et puis bien sûr il y a aussi des trolls, des fois c'est un peu violent - mais souvent c'est pas si pire. Je pense que c'est aussi à cause de la façon dont internet est fait pis que tu peux trier les informations pour voir seulement ce que tu veux. Donc celles et ceux qui veulent m'ignorer, illes peuvent!
Je voulais aussi parler un peu de ce terme d'"ambivalence"...
Finalement, c'est comme pour le féminisme... j'ai mis du temps mais quand j'ai enfin mis le mot "ambivalence" sur mon projet, j'étais juste comme "non mais finalement c'est ambivalent pis c'est correct!". Finalement tu peux juste rester là, tu n'es pas obliger de trouver LA solution. Ca m'est venu en observant des gens qui se donnaient la permission de faire et/ou d'être plusieurs choses. Ca a été comme un enclancheur
Comme une lutte contre la binarité?
Oui c'est ça. C'est queer. Ne pas être intéressé par les choses binaire. Ne pas sentir le besoin d'être défini clairement. Depuis qu'on est jeunes on apprend à faire des définitions genre "les femmes sont comme ça, les hommes sont comme ça pis tous les autres ont des problèmes" (haha). Mais ce n'est pas simple d'accepter le flou! Des fois j'ai l'impression qu'il y a des gens qui veulent juste la version facile de voir les choses. C'est là que ça donne des résultats problématiques.
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Au final, j'ai le sentiment que cette interview reflète assez l'évolution récente de nos projets respectifs dans la TEAm. Un intérêt croissant autour de ces questions de relations entre les personnes et d'engagement dans une communauté de façon solidaire, sororale. C'est aussi ce qui a motivé la rencontre avec cette artiste en premier lieu. J'espère que l'interview-fleuve ne vous a pas découragé.e.s et que la diversité des sujets abordés vous auront intéressé.e.s et peut être même motivé.e.s à en savoir plus!
Pour aller plus loin : *Un article sur la projection du documentaire de Ambivalently Yours à la galerie Oboro par Alexandra Tremblay *Un article au sujet de la pop-up galerie Camp organisée par Ambivalently Yours, Laurence Philomène et Starchild Stella cet été à Montréal par Eli Larin *The Punk Singer, le super documentaire au sujet de Kathleen Hanna et des Riot Grrrls *Le livre de Sara Marcus "Girls to the front" *Les références de l'article Wikipedia à ce sujet *"Feminism and Pop culture" de Andi Zeisler déjà un peu daté mais intéressant pour réfléchir au phénomène *Les sites des personnes qui apparaissent dans le film de Ambivalently Yours : Lora Mathis (une artiste-poète qui est notamment à l'origine du terme "Radical Softness"), Matthew Kennedy (artiste et vidéaste queer), Pauline Krawczyk (auteure du zine franglais Cosmic Kiss), Clare Marcie (actrice et écrivaine), Sunny Adcock (auteure du webzine de critiques littéraires A Sunny Spot) *N'hésitez pas à laisser vos propres références!