Pari difficile que de se lancer dans l'adaptation du Festin Nu de William S. Burroughs. Ce roman réputé pour être inadaptable faisait partie des livres de chevet de Cronenberg, cinéaste dont la folie créatrice n'est plus à prouver. Le courage d'en faire une adaptation sur grand écran mérite déjà le respect et le fait que le produit fini soit une réussite laisse sans voix. Plongée dans un trip mythique...
La critique
Une oeuvre folle, malade, traumatisante et jubilatoire
Bill Lee (Peter Weller) se désigne volontiers comme un toxico repenti, devenu ,dit-il, avec plaisir exterminateur de cafards. Pour tuer les vilaines bêtes, il utilise un produit jaunatre et étrange, semble-t-il infaillible. Mais voilà que depuis quelques temps sa femme Joan se shoote avec ce produit, s'offrant selon elle des "trips littéraires". Inquiet, se sentant suspecté par la police, Bill rentre malgré lui en contact avec un cafard géant hybride qui lui donne l'ordre de tuer Joan. De retour chez lui, Bill joue avec elle à Guillaume Tell et vise en plein dans la tête, laissant derrière lui l'objet de son amour, d'une famille potentielle espérée comme source de rédemption. Recontacté par une des créatures mutantes, il se voit offrir la possibilité d'aller dans "L'interzone" , un étrange endroit, mix entre New York et Tanger, où la sexualité n'a plus de limites (homosexualité et triolisme s'y pratiquent sans aucun tabou) et où d'étranges complots se profilent...
Dur dur de donner son avis sur une oeuvre aussi atypique. Le festin nu, oeuvre culte à la réputation assez inégalable, est un véritable trip cinématographique. Le film idéal pour tous ceux qui aiment la nouveauté, la liberté, un cinéma sans règles, pas linéaire, digne d'une oeuvre d'art à part entière. Si les spectateurs trouveront communément des thèmes chers à Cronenberg et des aspects plus ou moins facilement identifiables, Le festin nu est un film dans lequel il faut se plonger sans à priori et où chacun y trouvera des échos et interprétations personnelles. Le genre même de long métrage que l'on peut se passer en boucle tout en trouvant à chaque vision de nouvelles subtilités. Formidablement interprété, réalisé avec brio, c'est sans doute l'un des films les plus fous de Cronenberg, celui qui témoigne le plus d'une folie à la fois effrayante et passionnante.
Mais si Le Festin nu est un des films préférés de bien des générations de cinéphiles, c'est sans doute car il s'agit d'une adaptation pas comme les autres. Plutôt que de se casser la tête à mettre en image le livre de Burroughs, Cronenberg se l'est totalement approprié. Il nous offre ainsi un véritable point de vue, une personnalité de cinéaste et mélange l'essence de l'écriture de Burroughs avec les codes de son propre cinéma, obsédant, extrêmement sexué, hybride, malsain. Sorte de mélange délirant entre l'univers de Cronenberg, le roman Le festin Nu et la vie de Burroughs, cette oeuvre cinématographique part joyeusement dans tous les sens en ne perdant jamais de son attrait et de sa puissance visuelle. Le spectateur qui s'y abandonne ne tarde pas à être subjugués par les images, le récit sans barrières, la sensualité bizarre qui peut émaner des scènes à priori les plus dégoutantes. Un film qui relève de l'exploit.
Les curieux seront bien sûr tentés de savoir de quoi ça parle au final. En gros, Bill Lee malgré son apparence assez "clean" est un pur drogué qui va progressivement perdre les pédales et s'éloigner de la réalité. Errant dans New York complètement défoncé, il nous fait partager son regard de camé et nous amène à nous perdre entre ce qui est réel et ce qui ne l'est pas. Cronenberg nous fait bien comprendre que son bonhomme hallucine (lorsqu'il montre son ticket de voyage pour l'Interzone, le spectateur voit par exemple qu'il tend un échantillon de drogue). Les cafards et tous ces monstres qui se mettent à parler ne sont que dans sa tête, où doutes et paranoia se font de plus en plus envahissants. Ces cafards mutants, parlons-en. Absolument dégoutants, ils sont dotés d'un trou qui s'apparente clairement à un anus. Et ce n'est pas un hasard étant donné que Bill Lee évolue dans un milieu de plus en plus gay. Lorsqu'il caresse le trou du cafard, on lit bien sur son visage une certaine envie, envie qui sera d'ailleurs très refoulée tout le long du film. Bill Lee est en effet censé prétendre qu'il est homosexuel pour bien s'infiltrer dans l'Interzone et mener à bien une mission aussi délirante qu'énigmatique.
Bourré de métaphores et de codes, Le Festin nu est aussi une oeuvre passionnante sur l'écriture. L'angoisse de la page blanche, l'inspiration qui vient de la drogue, la censure, l'influence des autres sur ses écrits...Les machines à écrire parcourent le film et sont quasiment des objets de culte, un bien nécessaire pour survivre mais qui peut aussi complètement anéantir ses détenteurs. Les machines se muent d'ailleurs en cafards qui donnent alors un retour parfois terrifiant sur ce qui est tapé, qui influencent constamment le parcours de Bill.
Enfin, on retiendra le personnage phare de Joan , écho à la vie de Burroughs (qui a réellement tué sa femme en jouant défoncé à Guillaume Tell) , à la fois obstacle à la création, à une certaine sexualité et donc une certaine liberté. Une mort qui hante tellement le personnage de Bill qu'il recroisera son étrange double une fois dans l'Interzone (et qu'il tuera une seconde fois pour entrer en Anexie). Une Interzone qui au final est un véritable enfer où des organisateurs machiavéliques se servent du sperme de créatures écailleuses comme drogue afin de cacher un monde où les postérieurs des gens prennent le controle d'eux-mêmes...Vous l'aurez compris, c'est barré, alambiqué et complètement jouissif. Ca ne coûte rien de dire : "Merci, Monsieur Cronenberg".