Jonathan Swift, dans un amusant pamphlet de 1729, proposait à ses lecteurs irlandais de manger les bébés des familles pauvres afin qu’ils ne soient pas une charge pour leurs parents durant les périodes de famine. De son côté, Baudelaire, qui adorait mystifier le bourgeois, affirmait dans les cafés que les noix fraîches étaient aussi bonnes que la cervelle d’un jeune enfant. Pour le regretté Roland Topor, l’âge du dévoré n’avait guère d’importance ; dans son savoureux livre récemment réédité, La Cuisine cannibale (Wombat, 128 pages, 6,50 €), il précisait en effet : « Enfin bref, je voudrais aujourd’hui vous parler de l’espèce humaine tout entière, sous l’angle précis de sa qualité comestible. » Suivent des considérations gastronomiques d’un humour on ne peut plus noir, alignées sur un ton volontairement détaché. Comme l’amateur de bœuf dissertera volontiers sur les subtilités de goût qui opposent le charolais, la salers ou la parthenaise, l’auteur prodigue des conseils loufoques qui épouvanteront les hygiénistes, généralement peu sensibles au second degré : « Un sujet fumeur est souvent plus sain, et son goût plus fin, qu’un sujet non-fumeur. Certaines maladies, comme le diabète, par exemple, peuvent être une véritable bénédiction pour le gourmet… »
Le propos introduit une série de recettes plus délirantes les unes que les autres, ponctuées de clins d’œil (ainsi la « Maman aux roses blanches »), de conseils pratiques, d’aphorismes et, bien entendu, de dessins. On y apprend à préparer, entre autres, le Garde-chasse au madère, le Missionnaire en hachis à la chapelure, le Steak de marchand de vin, le Basque basquaise ou la Soupe aux restes de nains.
Il y a naturellement, dans ce livre, une large part de provocation malicieuse qui fera les délices des admirateurs de Topor. Pour autant, cette parodie de livre de cuisine fournit plus subtilement à l’auteur l’occasion de quelques pastiches littéraires. Ainsi, certaines recettes rappellent singulièrement le style qu’avait employé Alexandre Dumas pour rédiger son merveilleux Dictionnaire de cuisine qu’il considérait comme le couronnement de son œuvre. Pour preuve, cette recette de Foie de Suisse à la poêle :
« Pour trois ou quatre personnes, ayez un kilo de foie de Suisse que vous coupez en tranches, puis mettez dans une poêle un morceau de beurre gros comme une boule de neige et laissez-le fondre. Lorsqu’il est chaud, placez-y vos tranches de foie de Suisse. Quand vous pouvez les piquer avec la fourchette sans que le sang s’échappe, ne vous en privez pas. Le foie est cuit. Mettez alors les tranches dans un plat, et versez dessus un verre de vin blanc (chablis, de préférence). »