En 1983, alors que la dictature de Videla s’effondre après la débâcle des Malouines, le jeune réalisateur Luis Puenzo entame un travail d’histoire immédiate, mélangeant fiction et image tournées sur le vif dans les rues de Buenos Aires. L’histoire officielle, sorti en vidéo et en version restaurée, le 5 octobre 2016, est un drame bouleversant et unique, aux prises avec des réalités complexes, à la croisée d’un monde qui s’éteint, celui de la guerre sale et de ses sbires et d’un monde à naître enfin rendu à un peuple désabusé à la recherche de vérité et de justice.
Alicia (Norma Aleandro), professeure d’histoire dans un lycée de Buenos Aires, est une femme sans questionnement, issu de la bourgeoisie, vivant une petite vie rangée au côté de son mari, Roberto (Héctor Alterio) fonctionnaire de la dictature. Stérile, elle a adopté une petite fille, Gaby (Analia Castro). Tandis que, sur la Place de Mai, les grands-mères des disparus se font entendre et qu’Ana (Chunchuna Villafañe), une amie exilée après un passage dans les geôles fascistes, est de retour au pays pour témoigner, les certitudes d’Alicia s’écroulent une à une.
Ana (Chunchuna Villafane) et Alicia (Norma Aleandro)
Écrit dans l’urgence, alors que la dictature périclitait mais que rien n’était définitivement joué, et sous la menace constante de représailles politiques, L’histoire officielle dut se terminer clandestinement avant d’être présenté au monde et diffusé, dès 1985, dans les salles argentines, pendant le procès de la junte militaire. A travers l’histoire d’une femme issue de la bourgeoisie, en proie aux doutes et à l’éveil de sa conscience, le film puissant de Luis Penzo pose les bases d’une difficile réconciliation nationale, explorant les recoins d’une relation tronquée à la vérité, faisant éclater au grand jour, mensonges et contradiction d’une société qui, toute entière, ou presque, se voila la face. C’est que L’histoire officielle, qui se propose comme une mise en lumière des exactions de la junte, inscrit son scénario dans une temporalité très proche des événements décrits, avant même que les historiens et la justice n’est le temps de s’y intéresser plus longuement. Il s’agit véritablement d’histoire immédiate. Une grande partie des plans extérieurs sont d’ailleurs filmés discrètement en situation réelle. Avant de condamner fermement les responsabilités des uns et des autres, ce que peut se permettre Puenzo est de questionner le fait dictatorial et son acceptation par les masses. Et c’est dans les interstices entre ceux qui savent et qui se taisent, ceux qui ignorent, ceux qui collaborent et ceux qui se battent que se matérialise la complexité des jugements hâtifs. Du parcours d’Alicia, il se dégage une hypocrisie mortifère. Elle ne peut ignorer la réalité de la dictature et ne peux feindre d’ignorer que, comme tout pouvoir totalitaire, elle se pare de moyen de répression plus ou moins cruels. Tout juste, et son cas, peut-elle affirmer n’avoir pas saisi leur ampleur. Mais cette dictature, elle l’a appelé de ses vœux pour préserver son confort bourgeois, alors que le pays se tournait vers son aile gauche, dans l’espoir de préserver contre les communistes et les juifs, selon les mots de Videla lui-même, la grandeur de la civilisation catholique occidentale. Active, au côté de son mari, plus impliqué qu’elle en tant que militaire, elle a sciemment fermé les yeux sur un mal considéré nécessaire. Nécessaire, tant qu’il ne se fait pas intime, et reste le problème des « autres », facilement identifiables et que la propagande sait qualifier de mots savants pour leur ôter toute notion d’humanité. Sauf que, dans un contexte de méfiance et de paranoïa généralisée, on devient rapidement cet autre.
Gaby (Analia Castro), Roberto (Héctor Alterio) et Alicia (Norma Aleandro)
Instituant une véritable léthargie intellectuelle, très bien mise en scène lors qu’Alicia donne court et s’offusque que ses élèves fassent leurs propres recherches en dehors des manuels autorisés et, par la-même, une léthargie des consciences soulagées de n’avoir pas à penser par elle-même, la dictature fasciste, comme nombre d’entre elles, souvent portées avec l’appui des États-Unis en Amérique latine, a cherché des le départ a gommé ses actions et ses responsabilités. L’histoire officielle questionne donc cette histoire qu’écrivent les vainqueurs, cette réappropriation des grandes figures nationales, pervertissant même le sens de leur engagement politique pour le tordre en faveur de l’oppression. Mais s’éloignant d’une diatribe purement politique, L’histoire officielle s’adresse alors surtout au cœur des argentins, mettant en scène, avant toute chose, une tragédie intimiste. Si L’histoire officielle n’exalte pas les vertus révolutionnaires, il n’en laisse pas moins quelques scènes profondément bouleversantes qui posent davantage de questions qu’elles n’en résolvent. Il y a d’abord le constat d’un génocide caché que l’on ne pourra désormais plus nié, et des tortures dont il faudra juger les bourreaux, à travers le calvaire conté par Ana. Il y a aussi les disparitions, son petit-ami, qui n’est jamais réapparu après être rentré dans un commissariat, accompagné de la milice. Et il y a, enfin, le rôle prédominant des grand-mères et des familles des disparus pour la recherche de la vérité. Voilà pour l’évident, voilà pour ce qu’en 1983, aucun argentin ne pouvait plus feindre d’ignorer. Et puis, il y a les réponses à apporter à tout cela. Doit-on juger les coupables ou les amnistier ? Comment déterminer les degrés de responsabilités ? Comment, après l’horreur institutionnalisée, retrouvé un semblant de cohésions dans le tissu social ? L’histoire officielle apporte un constat de désagrégation social et laisse présager les déchirures qui vont se faire jour à la lumière des révélations de plus en plus nombreuses. De nos jours, de nombreuses procédures sont encore en cours pour tenter de retracer le parcours des enfants kidnappés et des mères assassinées. Ana, elle, va devoir affronter son mari, cadre de la dictature, avec lequel elle formait un couple aimant, perdant tous ses repères et ces certitudes. Nul ne sait comment sa fille pourra vivre son passé caché. Et lui-même, ce Roberto collaborateur, sous la caméra de Puenzo semble retrouver un peu d’humanité lorsque la souffrance l’étreint et qu’une larme perle de ses yeux. L’histoire officielle entame ici un long travail de reconstruction, entre pardon et justice.
Les grands-mères de la Place de MaiPrésenté en mai 1985 au Festival de Cannes, L’histoire officielle a permis de sensibiliser l’opinion publique internationale aux exactions de la junte au-delà des cercles militants. Norma Aleandro a reçu le Prix d’interprétation féminine puis le film a ensuite reçu l’Oscar du meilleur film en langue étrangère aux États-Unis. Comme en Espagne, il fallut de nombreuses années et supporter de nombreuses lois d’amnisties pour que les crimes contre l’humanité soit reconnus, et la société civile argentine, par bien des aspects, possède encore les stigmates de ces temps troublés.
Boeringer Rémy
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