Régis Jauffret met en scène dans son dernier roman une histoire pour le moins originale : Noémie vient de quitter Geoffrey et elle adresse un courrier à la mère de Geoffrey pour s'excuser d'avoir rompu. S'ensuit une correspondance entre les deux femmes autour des hommes et de l'amour, correspondance qui aboutit au projet machiavélique de tuer Geoffrey pour le dévorer ensuite. En effet, les deux femmes semblent désabusées par les hommes :
"Si on les laissait faire, si on laissait en roue libre passer le temps, on deviendrait pour une eux une putain désintéressée, adorant le ménage, leur ouvrant les portes comme un genleman, une cuisinière de haute école, une chambrière retapant le lit, changeant les draps en chantant, une gentille beauté distribuant comme des baisers son pardon à chaque vexation, une vierge rayonnante de pureté quand ils nous promènent dans leur famille, une belle salope les jours où ils rentrent de leur travail émoustillés par une vidéo visionnée entre une réunion et un rendez-vous avec un client obsédé de ristournes et de gestes commerciaux." p. 96
Ne vaut-il mieux pas dans ce cas rester seule ?
"Le bonheur, madame, c'est l'absolue solitude. Ne se cogner à personne, ne point souffrir une autre main sous prétexte de caresse, une autre bouche cherchant à écraser vos lèvres, ne pas sentir de paroles irriter à l'improviste vos tympans fragiles tandis que vous jouissez du silence en regardant songeuse les reflets de la laque immaculée du four à micro-ondes. La solitude, c'est l'absolue beauté de se sentir incomparable dans une coquille où rien n'est beau que vous, puisqu'en fait d'humaine dans cette conque il n'y a que vous." p. 23
Mais malgré tout l'espoir perdure : "Nous espérons toujours, dit votre fils. Oui, même infiniment déçues nous sommes prêtes à aimer encore pour la première fois, mais n'avoir porté que des colifichets toute sa vie n'implique pas que vous attende quelque part un diamant, une émeraude, une humble topaze de la plus belle eau." p. 97
"Et puis, vous les avez connues ces épiphanies, ces gaietés inattendues qui parfois éclatent en nous, ces coins de rue éclairés soudain par un rai de soleil qui troue un nuage pour vous illuminer et vous donner la sensation d'être en vie une fois pour toutes, d'être née à jamais, la mort derrière soi avec l'éternité qui nous a précédées." p. 140
La haine est leur colonne vertébrale, ce moteur qui leur permet d'avancer et de distiller leur venin sur les pages écornées de leurs lettres enflammées.
"Haïr, c'est être relié à l'élite de l'humanité, celle qui crée, dirige, façonne l'avenir avec un saint mépris de ses contemporains courant comme des enfants après les hochets qu'on agite devant leurs yeux naïfs avides de rogatons." p. 157
Le style incisif de l'auteur porte les métaphores comme un étendard. L'écriture est de l'ordre du fantasme, repoussant toutes les limites, elle permet toutes les identités et toutes les folies aussi bien pour les deux femmes que pour l'auteur.
Ce que j'ai moins aimé : A la moitié du livre, l'histoire -ou l'absence de réelle histoire, c'est là la question - stagne, les lettres tournent en rond, les identités se brouillent tout comme la construction qui perd de l'allant et a tendance à semer le lecteur.
Bilan : Un récit original doté d'un brin de folie rafraichissant...
Cannibales, Régis Jauffret, Seuil, 2016, 185 p., 17 euros