Anabell Guerrero a tissé depuis longtemps des liens avec la Martinique. Elle y a présenté plusieurs expositions, en 2001, Tropique – Tropismes au Centre culturel de Fonds Saint – Jacques, en 2008 Totems à la frontières au CMAC scène nationale, en 2013 Oeil – Miroir à Saint – Pierre, en 2014 Les Pierrotines et Se souvenir de nouveau à Saint – Pierre.
Elle participe à l’exposition collective Visions archipéliques à la Fondation Clément mais présente également ses oeuvres dans des projets collectifs, (OTHER) Stranger, à la Séraphin Gallery, Philadelphie, États Unis, Arqueologías del Cuerpo au Museo de Bellas Artes, Caracas, Venezuela et Le Musée du Tout Monde à la Cité Internationale des Arts de Paris.
Elle développe actuellement un projet photographique autour de la thématique de La culture du risque.
L’oeil, la main
série Les Réfugiés
Quel est votre projet photographique?
La photographie est un medium qui me permet de développer une vision et une perception du monde. Donner à voir ce qu’on ne voit pas à simple vue.
Mon projet photographique est produit d’un engagement vis à vis de l’humain, il s’inscrit dans la tradition d’un art politique nourri des problématiques contemporaines.
Mon travail de photographe ne relève pas du reportage au sens traditionnel. Je recueille des indices, des signes, des détails. Le principe de fragmentation fait partie de ma démarche plastique. Photographier ainsi, prolonge l’image au-delà du cadre formel d’une photographie. Jouer avec les plans, les perspectives et les détails, en cherchant à déstabiliser les habitudes de perception. Il s’agit pour moi de résister à une vision dominante et normative de la réalité et de développer un esprit critique par rapport à notre société.
Christian Caujolle exprime bien ma démarche photographique : « Anabell Guerrero a opté pour une forme tout à fait différente des canons du photoreportage classique. En s’approchant, en s’attachant à des détails, en fragmentant objets et portraits, en mêlant noir et blanc et couleur, en refusant toute forme d’anecdote, dans les faits comme dans ses images, en jouant sur les plans, la netteté et le flou délicat, elle nous propose une autre forme de témoignage » *
Plusieurs de mes projets ont donné lieu à des séries photographiques consacrées à l’exil et à la notion de frontière : Les Réfugies, Aux Frontières, Totems, Mémoire Obscure, Cité Fragile, Terre des rêves.
Terre de rêves
L’évolution de mon travail photographique m’a amené également à développer des formes monumentales et sculpturales comme en témoigne plusieurs projets et installations urbaines : Voix du Monde (2008) pour la place des Droits de l’Homme à Évry ; Œil Miroir (2013), installation face au volcan de la montagne Pelée à Saint Pierre (Martinique) ; Les Pierrotines (2014) installation de portraits de femmes dans la ville de Saint Pierre (Martinique) ; Les tremblements du temps (2015), installation en verre, photographie et métal.
Quel matériel photographique utilisez vous ?
J’utilise plusieurs appareils photos, pour ce qui est de l’analogique: le Leica M6 appareil au format 24 x 36, le Hassenblad et le Mamiya C330 appareils au format 6 x 6. Actuellement je travaille aussi avec un appareil numérique Canon 5D Mark III.
J’ai également réalisé des séries sans appareil photographique en plaçant des matériaux ou des objets sur une surface photosensible (papier photo ou film) et en les exposant ensuite à la lumière. Je travaille aussi avec le numérique pour explorer les possibilités plastiques de l’image photographique.
Où commence et où finit le travail du photographe ?
Quand je commence une nouvelle production photographique, mon premier geste consiste à déconstruire l’idée que je me fais du sujet.
Je travaille en explorant plusieurs pistes à la fois, j’élabore un travail préparatoire en faisant des recherches littéraires, historiques et en allant à la rencontre des habitants et de leurs histoires personnelles imbriquées dans le récit collectif d’un territoire
Le langage plastique mis en place résulte ainsi de ce travail préparatoire qui est aussi un temps de repérage et d’immersion. Le concept à partir duquel je vais développer ma production se clarifie au fur et à mesure pour aboutir à une vision du sujet que j’aborde.
Cité fragile
Qu’est ce qui est propre à la photographie et que l’on ne retrouve dans aucun autre moyen d’expression ?
La photographie n’arrête pas de nous surprendre et de révéler la diversité des points de vue.
Il y a quelque chose de merveilleux dans la vision, parce qu’on peut saisir d’une certaine manière la complexité du monde. La photographie se construit en appui sur son cadrage qui est la trace d’un regard, c’est à dire de la façon dont le photographe se positionne face au monde.
Pour moi la photographie est un moyen d’expression unique. Ses potentialités sont multiples : du documentaire à ses possibilités plastiques jusqu’à son intégration dans mes installations urbaines.
Par rapport à mon travail artistique, je fais des allers-retours entre la photographie en tant que telle et le dépassement de ce medium à partir de la création d’installations pluridisciplinaires qui utilisent plusieurs registres.
Pour quel raisons privilégiez vous le développement de séries ? Comment le définiriez vous ?
L’organisation de mon travail en séries thématiques me permet de développer une approche photographique et plastique différente selon les spécificités de chaque projet.
Comment se développe votre relation au modèle ?
Réaliser un portrait, c’est s’oublier pour laisser place au sujet, c’est tenter ainsi de capter ce qui émane de la présence de la personne. Tout dépend de la rencontre et de l’échange qui s’établit.
Ma relation à la personne photographiée et mon approche dépend de la thématique et du contexte dans lequel la prise de vue est faite.
J’ai développé dans plusieurs de mes séries une vision du portrait par le biais de la fragmentation. Dans certains cas cette approche agrandit le modèle comme dans Totems à la frontière, portraits en pied de femmes indiennes arawak de la Péninsule de la Guajira du Venezuela (prises de face, en cadrages serrés) cherchent à révéler leur grandeur et leur force.
Dans d’autres cas je décompose le visage pour construire des paysages –visages
comme dans la série Voix du Monde où j’essaie de faire un portrait recomposé à partir de fragments, pour rendre visible une nouvelle identité, une identité plurielle, une identité de frontières.
Les migrations constituent un phénomène central de la mondialisation et pourtant c’est une expérience subie et bien souvent muette. Les immigrés sont souvent des gens sans parole, sans visage. Dans le centre de la Cimade puis au centre de rétention de Sangatte je me suis efforcée de rendre ce silence visible; j’ai photographié des personnes en transit. Pour la série Les Réfugiés réalisée à la Cimade je ne pouvais pas rendre identifiable le modèle, l’obligation de garder leur anonymat m’a amené à défaire le visage.
À Sangatte, j’ai fait de portraits de très près, en mouvement, en ne cherchant pas à cadrer ces visages mais au contraire à les laisser entrer et sortir du cadre de la même manière qu’ils entraient et sortaient du centre de Sangatte…
Pour terminer cet entretien, je voudrais rendre hommage à John Berger qui a accompagne mon travail, en citant un extrait du texte qu’il a écrit pour l’ouvrage Aux Frontières (éditions Séguier/Atlantica, 2006) :
« À lui tout seul, un être humain et ses vêtements peuvent passer pour un continent, et ceci en deux sens, l’un privé, l’autre historique. Ce que contient pour ses intimes la présence physique d’un être peut avoir l’ampleur, la grandeur, d’un continent. Pour chacun d’entre nous, le premier continent est la Mère. […] À maintes reprises, les photographies d’Anabell Guerrero, identifient en gros-plans ces continents […] Les mains deviennent la terre cultivée, une jambe une route, un front un foyer, une couverture un champ, un œil s’ouvre en delta »
Entretien avec Dominique Brebion
* Christian Caujolle , Aux Frontières, Éditions Atlantica
Anabell Guerrero ©
Les Pierrotines
Marie-Turenne
Saint – Pierre
Martinique
2014
Anabell Guerreo
Série Totems à la frontière